De la confiance comme de l’un des beaux-arts.

Sur les sculptures confiées d’Antoine Moreau

et ce qu’elle enveloppe (Jivezi)

ou de la Confiance comme de l’un des beaux-arts

Guillaume Fayard

Une série d’œuvres sous Copyleft, à partir des Sculptures Confiées d’Antoine Moreau

Onze tables épaisses et lisses (Guillaume Fayard)

Sculpture confiée n°535 (Antoine Moreau)

SC535 (Jivezi)

Guillaume Fayard Sur les Sculptures Confiées d’Antoine Moreau et ce qu’elle enveloppe (Jivezi), 2005 Texte paru dans ET RE ! (Recyclage, reprise, retour), La Voix du regard n°18 – Antoine Moreau Sculptures confiées, 1993-2005 – Guillaume Fayard 11 tables épaisses et lisses, mai 2004 – Antoine Moreau Sculpture Confiée n° 535 mai 2004 – Jivezi SC535, juin 2004 – Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre www.artlibre.org

Le concept du Copyleft, issu de la réflexion sur les logiciels libres, remet en question la propriété intellectuelle telle qu’elle est définie aujourd’hui (voir encart en infra). La Licence Art Libre, dans ce contexte, est un cadre légal « libre » pour les œuvres d’art – c’est avant tout une opération intellectuelle, affectant le statut de l’œuvre.

Elle la sort de la propriété (dans son sens restrictif) et lui assure une existence ouverte pour la rendre disponible à une appropriation partenaire. Beauty lies in the eye of the beholder1 : on dit que le spectateur fait l’œuvre. Avec le Copyleft, le spectateur peut faire l’œuvre et lui faire suite.

Du Copyleft à la création artistique

Le terme de « Copyleft » est à l’origine une boutade jouant sur l’inversion du terme Copyright. Ce terme est issu de la réflexion sur les logiciels libres. Richard Stallman l’invente en 1984, dans le cadre du travail effectué par son équipe de la Free Software Foundation (FSF). Au Massachussetts Institute of Technology, ils développent un système d’exploitation libre pour les ordinateurs, le système GNU2. La licence GPL (General Public Licence), la première des licences Copyleft, est mise au point à ce moment-là pour assurer à l’auteur d’un logiciel sa reconnaissance en tant qu’auteur (son nom doit être mentionné) tout en laissant le code-source du logiciel accessible et modifiable (ce qui n’est pas le cas pour les logiciels propriétaires, dont le code est verrouillé).

La pratique de l’internet et l’observation de la communauté des informaticiens qui font et utilisent les logiciels libres sont à l’origine du mouvement artistique Copyleft Attitude. La Licence Art Libre est une adaptation de la General Public Licence aux œuvres d’art. Ainsi, l’origine des licences libres se confond avec l’innovation informatique et la naissance de l’internet, qui, faut-il le rappeler, outre des débuts initiés par l’armée américaine, fut un temps un espace de libre expression et de partage des savoirs, un lieu d’utopie au sens propre du terme : une île imaginaire en même temps qu’un souhait, un projet par définition irréalisable. En un mot : une éthique.

La publication de Libres enfants du savoir numérique en 20003, a fait beaucoup pour la diffusion du Copyleft en France. Nous vous y renvoyons pour plus de détails sur les implications philosophiques de ces réflexions. Par ailleurs, un exemplaire de la Licence Art Libre est disponible sur le site www.artlibre.org, un des principaux sites relais de la création sous Copyleft en France.

Sculpture confiée n°535 – rappel des circonstances

J’ai pris connaissance du projet des Sculptures Confiées d’Antoine Moreau le 27 mars 2004, à l’occasion d’un café-philo sur le Copyleft à Apt dans le Luberon, animé par Philippe Mengue et Antoine Moreau.

Le lendemain matin dans les locaux de l’association Plak’art, gérée entre autres par la web-artiste Jivezi, Antoine m’a remis une sculpture. C’est une enveloppe de papier kraft de format standard ; elle est scotchée sur les côtés étroits, et contient quelque chose de fin. Elle porte le numéro 535. Il m’en a brièvement expliqué le principe.

Sculptures Confiées : la sculpture est confiée, note est prise du lieu, du nom de la personne et de la date. La sculpture est confiée « à confier ». Elle doit circuler. Mieux, elle n’existe que si elle circule. Lorsqu’elle change de main, il suffit de prévenir Antoine, donner les nouveaux noms, lieux et dates, afin qu’il mette à jour ses informations concernant la sculpture.

Je suis rentré chez moi tranquillement, l’enveloppe dans mon sac. Ce que j’ai su peu après en surfant sur le net, c’était que les sculptures d’Antoine étaient confiées ainsi depuis 1993, confiées et passées ensuite de main en main depuis… onze ans !

La confiance d’une enveloppe. La confidence du temps, me suis-je dit ensuite.

L’enveloppe est là, sur la table. C’est une sculpture. La table est obstruée de couches successives d’histoires administratives, institutionnelles, relationnelles, familiales. Diverses temporalités épistolaires, retardées par des délais d’acheminement : elles sont entassées, fomentent contre moi une liste des priorités interminable peu aisée à déterminer. Il va bien falloir commencer quelque part. Épaisseur des priorités. L’enveloppe attend. L’enveloppe surnage quelques jours, une semaine passe, l’enveloppe disparaît tout à fait.

L’art comme connaissance pratique

Une forme de connaissance pratique découle du rapport entretenu avec les œuvres d’art : le roman est un bon exemple de ces espaces codifiés où l’on va « s’entraîner » à la vie, où l’on sait qu’hommes et femmes vont jouer leur identité, leurs penchants, exercer leur oreille à la relation, se perfectionner dans l’art savant du jeu dramatique. Sculpture de soi, peaufinage. En cela l’art constitue une sorte de lieu parallèle, disponible, un lieu où ça « ne compte pas », un lieu où se refondre, un espace d’existence virtuel.

Par ailleurs, si on peut parler d’une connaissance pratique découlant du rapport aux œuvres, c’est qu’on ne doit pas négliger la matérialité des œuvres d’art. Elles existent comme des faits avérés, aussi palpables qu’une machine, un arbre, une pierre, un trousseau de clés. L’existence des œuvres comme objets du monde éclaire la démarche de citation, de reprise – l’intertextualité en littérature, le détournement dans les arts plastiques, l’émulation entre artistes. Une phrase, une pierre ou une image sont autant de fragments réappropriables du monde. Chacune a toute raison de faire l’objet d’un commentaire, d’une mise en scène, toute raison de recueillir un nouvel éclairage. Une connaissance, pratique, du monde en découle. Mais le terme de connaissance pratique est aussi un bon angle d’approche pour aborder les Sculptures confiées qu’Antoine Moreau fait circuler depuis plus d’une dizaine d’années.

Antoine Moreau, présence imperceptible

Outre son infatigable activité de médiation du Copyleft et de la Licence Art Libre dont il est l’initiateur (voir encart en infra), Antoine Moreau se caractérise par une plus qu’étonnante invisibilité.

Son jeu préféré se joue entre les genres et les statuts, les catégories, un jeu qui consiste, précisément, à se placer dans l’entre. Une logique de la faille, de l’interstice, est à l’œuvre dans son travail : les vitagraphies4, une de ses séries de peintures, sont de larges toiles qui font office de peinture mais peignent en enregistrant, au sol, le passage des événements, c’est-à-dire des spectateurs. Les peintures de peintres – une autre série un peu particulière – sont toutes effectuées sur la même toile, l’une recouvrant l’autre et s’ajoutant à elle.

Les Sculptures Confiées, de même, disparaissent. L’invisibilité est au cœur de la démarche d’Antoine Moreau en même temps qu’une paradoxale présence, par un minimalisme du geste, dont l’un de ses sites personnels fait habillage : le design du site repose sur les fonctions par défaut de votre navigateur ; vos choix habillent la page. Pour paraphraser Ludovic Bablon (romancier) dans sa critique du monde de l’édition, son travail « disparaît de sa propre apparition »5. Manière d’en appeler à la figure de l’achéropoïétique : c’est-à-dire ce qui se situe « hors de tout faire » humain6, de tout geste prétendûment expressif, passage qui ne laisse rien ou presque : une intention.

Les squats exploitent les espaces vacants7. Antoine Moreau de même passe outre les assignations pour devenir insaisissable, sans pour autant perdre en humanité ce qu’il gagne en transparence. Qu’y a-t-il dans le silence d’un soir? La rumeur du lieu, son mélange. Le registre dans lequel joue la série des Sculptures s’étend du don à la confidence, de la confiance à la dation peut-être – comme dans une vente aux enchères l’œuvre est préemptée (retirée de l’enchère et acquise à un prix plus accessible par une institution), ici par celui qui la reçoit – tout un chacun qui vient à croiser la route d’Antoine Moreau. Celui-ci voyage beaucoup ; il y a de fortes chances qu’il passe près de chez vous à l’occasion.

Les Sculptures Confiées

Les sculptures sont nombreuses : plus de 535, on ne saurait dire combien. De forme anodine généralement (boîtes, cahiers, « machin » noir mystérieux). Le nom des confidents est parfois célèbre ou bien c’est le vôtre ou le mien. On sait que des boîtes ont circulé ; des carnets, des morceaux d’étoffe, des enveloppes. Elles ont toutes un destin singulier : elles circulent, se perdent, sont broyées à la casse avec la voiture qui les contenait8, passent à la machine à laver, parcourent le globe de Paris au Japon avant de disparaître. Leur parcours en lui-même est discours : marquer un passage, « au » passage, marquer, « de » passage : inscrire la rencontre d’une trace de ce qui s’y jouerait.

Ce en quoi les sculptures sont un objet relationnel, qui ne se suffit pas de ses propriétés. Métaphore de la rencontre, potlatch dans lequel on ne sait pas très bien ce qu’on donne soi-même – sans aucun doute beaucoup puisque le « présent » n’est jamais où on l’imagine.

Que la sculpture que j’ai reçue ait été une enveloppe n’est pas anodin : vous me direz qu’une enveloppe, comme sculpture, on a vu plus galbé, plus imposant, plus féminin. Précisément. C’est que l’enveloppe, de sculpture, glisse vite vers sa problématique épaisseur de sens : entre sa non-sculpturalité, sa volonté de faire fiction et la connivence amusée qu’elle installe. Mais l’objet alors? Où est-il en définitive? Une Sculpture Confiée est de préférence un objet commun, quelque chose qui puisse n’être pas vu… On l’aura compris.

Connivence : la « sculpturalité » de cet objet pourrait bien être de nature contractuelle : la sculpture existe dans la mesure où nous avons accepté la confidence, le legs, le geste. La sculpture n’est-elle pas précisément dans le geste? N’aurait-on pas affaire à une sculpture sociale (Joseph Beuys)? La positivité de l’enveloppe réside dans l’acte de pensée qu’elle génère, réceptacle pour une connaissance pratique à venir dont l’un se contente de l’initier tandis que les autres la font circuler.

La création est ce qu’en fait le spectateur. L’objet de l’art est l’art des transitions. Pratique intersticielle. Bastien Gallet, sur les musiques électroniques : « S’il est un art du mix, c’est l’art des transitions. Une transition n’est pas la rencontre arrangée de deux morceaux qui se suivent, elle est cette zone intersticielle qui abolit les différences afin d’engager de l’un à l’autre un passage continu. »9

11 tables épaisses et lisses

Cette sculpture est chez vous. Il faut bien en faire quelque chose… Tout d’abord, vous ne l’avez pas rangée parmi vos autres sculptures, tout simplement parce que vous n’en avez pas d’autres. Vous avez essayé de la disposer bien en vue, mais son aspect décoratif n’est pas au premier abord évident. L’enveloppe, comme poster, est victime d’un certain déficit d’image. Alors vous vous êtes résigné à la déposer quelque part, à la classer au mauvais endroit, à la laisser traîner là, sur la table. Elle y est depuis quelques jours.

1. L’enveloppe
a pris place parmi les objets de l’appartement.
Quelqu’un a dit « oh non ce n’est pas possible
ce ne peut pas être une sculpture », elle a ri.

L’enveloppe a perturbé
les attentes qu’on pouvait avoir
en matière de sculpture –
les attentes qu’on pouvait avoir kraft
en matière d’enveloppe

2. Sculpture selon toute attente supposant épaisse,
une femme un corps animal monstre,
hors norme visage yeux vides

Tandis que pour autant nous n’attribuons pas préalablement épaisseur à une enveloppe
lisse impeccablement scotchée
posée sur la table tranquille

L’épaisseur est toujours déjà là
& ce qu’on peut mettre dedans, y est.

Enveloppe de critères autour des mots.

La Sculpture était là, la feuille était profonde [ ].

(extrait de Onze tables épaisses et lisses, (11 à venir) www.table-periodique.tk ) (Site HS)

Pourquoi onze, très précisément ? L’épaisseur du biographique est telle que divers 11 viennent justifier ce choix… Onze jours pendant lesquels une pochette, ma pochette, s’égare entre Marseille et Montpellier. Enveloppe, pochette, tables, épaisseurs… Onze sections où dans un même jeu, surfaces, sculptures, transparences et circonstances se développent en tables, périodiques.

Pour ce texte, onze mots-tables, par ordre d’apparition :

□ profonde

□ accompagné

□ pile

□ lisséité

□ soins

□ rectangle

□ étroits

□ griller

□ consécutifs (ou conséquences)

□ vent

□ relief

La fin du texte aborde les critères de ce que serait une sculpture, de ce que pourrait être notre rapport à une œuvre. Puis l’enveloppe s’ouvre et dévoile son contenu (suspense). Pour finir, en guise de potlatch, un auteur est confié par association d’idées : Dominique Meens10.

Il l’est en réponse à la confidence de l’enveloppe – à ce qu’elle m’a appris des épaisseurs, pour des raisons qui tiennent à la fois du passage furtif des oiseaux dans ma fenêtre proche, et de la proximité de l’enveloppe avec son livre sur ma table. La topographie comme mode de classement. Auteur furtif s’il en est, Meens est capable de virevolter là où on ne l’attend pas. Nous aimons l’imaginer rencontrer Antoine un jour d’automne frais et radieux, comme si le don avait pris corps, et peut-être… Toujours est-il que les oiseaux.

Sculpture confiée n°535

Antoine Moreau, enchanté de voir son enveloppe faire lettre, a « continué » mon texte. Les Onze tables sont une façon de « sculpture » textuelle, par le biais des mots-tables qui apparaissent dans le texte, mais peut-être surtout en tant que fiction, jouant à être une fiction de sculpture du mot « enveloppe » – plutôt qu’en développant une.

Antoine a tout d’abord déplacé l’énonciation du texte. Acte minimal, minime, qui pose la question de la distance de l’œuvre dérivée, réécrite, à son intertexte (le texte, le matériau à partir duquel elle commence).

Une des différences majeures entre les œuvres sous Copyleft et les œuvres propriétaires (il faudrait les appeler ainsi), c’est la mention systématique de l’œuvre-source et de son auteur à même l’œuvre dérivée : on peut reconstituer le parcours de l’artiste et cheminer d’une œuvre à l’autre, dans le réseau des œuvres voisines. Le processus créatif est ainsi pleinement exposé, tout le chemin d’une œuvre à l’autre est accessible. Afficher ses sources est aussi une forme de modestie, une façon d’intégrer la filiation des œuvres, un refus du romantisme du grandiose qui consisterait à pondre une œuvre ex nihilo.

Toutefois, avant de déplacer l’énonciation du texte et de rajouter systématiquement « Guillaume dit que » à chacune de mes propositions, Antoine s’est laissé porter par les divers aléas techniques rencontrés au cours de l’envoi du texte, du fait d’incompatibilités de formats entre les logiciels propriétaires et les logiciels libres (je travaille sous Windows et Word ; Antoine non, bien entendu). Si le Copyleft permet la transition (dans le sens de transiger) entre les positions trop rigides peut-être d’auteur et de lecteur/spectateur, on voit que l’entre recquiert tout de même une possibilité de transmission. Et que la transmission, problématique, ait fait subir au texte une modification formelle majeure, voilà qui pour Antoine ne pouvait pas passer inaperçu.

 

L ‘ e n v e l o p p e a p r i s p l a c e p a r m i l e s o b j e t s d e l ‘ a p p a r t e m e n t de Guillaume.

L ‘ e n v e l o p p e a p e r t u r b é
l e s a t t e n t e s
q u ‘ o n p eut a v o i r e n m a t i è r e d e s c u l p t u r e ,
e n m a t i è r e d ‘ e n v e l o p p e ,
les attentes (qu’attend-t-on ? ),
sur la table, elle a ri
sur la notion de sculpture.

 

Lorsque le détournement est utilisé en art, le travail est effectué « à même » le code de l’œuvre originale. De la langue de l’oeuvre, à partir de cette langue en direction d’un nouveau contexte. Les repères initiaux sont perturbés, les perspectives changent, les questions posées ont parfois changé de sens. L’énonciation est reformulée, le je est « redit », le je s’y plie, le jeu se multiplie.

20. Une seule épaisseur est une contradiction dans les termes.

23. Ses soins, pense-t-il, vont laisser aller, mais laisser, néanmoins, et se laisser à désirer, contribuer nettement à la construction d’épaisseurs sœurs.

Affaire de distance : B. Gallet, sur les Plunderphonics11 de John Oswald : « Leurs œuvres sont des exercices d’écoute opérant à même la trame de l’enregistrement. Leur écoute est opératoire, elle coupe afin d’isoler, boucle afin de reproduire, monte afin de recomposer, accélère et ralentit afin de donner à entendre ce qui ne l’était pas, nuances que l’œuvre ignorait posséder. » La musique électronique naît avec la technologie d’enregistrement ; les musiciens électroniques travaillent directement sur les enregistrements, « à même » les samples qu’ils prélèvent. Ils reformulent leurs principes, déplacent leur ponctuation et leur propos.

L’original est toujours présent d’une certaine façon – il est retouché organiquement, le maquillage tient. Les couches supplémentaires de sens s’ajoutent sans faire doublon.

D’une fiction de sculpture, le texte des Onze tables est devenu une sculpture pour l’œil. Deux versions de l’œuvre existent. Quasiment illisible, la première est un pur objet plastique. Sa matérialité montre ce qu’on peut attendre d’une sculpture, littéralement… drapée d’une ironie certaine. La deuxième, plus praticable pour des yeux de lecteurs, illustre une pratique artistique qui est création autant que réaction, proposition tout autant qu’interprétation. L’œuvre ouvre des pistes de réflexion par ses moyens propres tout en actualisant son statut d’objet en transit d’un regard à l’autre. La métaphore du parcours vient à l’esprit, mais aussi celle du pas à pas. La création comme processus en mouvement serait un mouvement très lent, une empreinte peu prononcée, une caresse.

Jivezi, quand la typographie devient émotive

Jivezi est à l’origine de ma rencontre avec Antoine Moreau et le Copyleft, et c’est par elle que les textes précédemment abordés ont pris corps. Prenant connaissance des textes elle a réalisé un petit livre qui fait dans sa forme ce que le Copyleft ouvre comme possibilité entre les œuvres. Les deux textes sont joints par le milieu, sur une enveloppe qui constitue le centre du livre-objet et où recto-verso ils se rejoignent. Le livre, même s’il n’est produit qu’à trois exemplaires – et peut-être spécialement pour cela – entérine la rencontre.

Jivezi tient un site personnel alimenté quotidiennement, qui déborde de créativité graphique et poétique : le Parloir de Poche, (mais aussi depuis la rédaction de cet article deux blogs : choses, et autres choses.

Il fait suite à www.jiveziplak.free.fr, son site de l’année 2004. L’une des webmasters du site artibre.org, son travail est d’écoute et d’annotation, de bouleversement du signe typographique et de l’écran. On pense à E. E. Cummings. Établie à Apt12, elle recycle des définitions ou écoute des pages de livre, et de ce centre arbitraire elle tient un journal qui irradie vécu et spéculatif sur des pages web d’une beauté mobile rafraîchissante.

À même le code-source au sens propre comme au figuré, Jivezi développe une expressivité bigarrée, quasi exclusivement basée sur le javascript. Si parfois le web peut égarer les créateurs dans d’infécondes utilisations d’animations, ici le web-mastering est intégré à l’œuvre, comme il y a une « agriculture intégrée » – qui sait traiter a minima, et disposer de la chimie pour laisser les pépins bourgeonner en toute quiétude. Les pages de Jivezi sont toujours extrêmement légères, pas de Flash, nul besoin d’une connexion haut débit. Le plus étonnant semble que malgré (ou grâce à) une simplicité technique redoutable, son site est des plus animés. Le biographique est tout en distance, les images animées servent l’humour du propos, et s’agitent, s’agitent. Ce sont des paragraphes tout pâles qui soudain tombent au travers de l’écran, des plaques colorées qui oscillent ou se posent lentement, flottent. La virtuosité sensible de Jivezi rejoint la question des transparences et des voiles les plus légers : en webdesign, pour parler des rectangles colorés qu’elle utilise, on utilise le terme de « calque »…

SC535

Décrire un livre, voilà une ambition. Un livre décrit un objet dans des lieux – Jivezi fait un lieu dans un objet. Un lieu : mais l’espace désigné par la proximité des deux textes emboîtés, c’est justement l’entre. Objet double, dédoublé : l’enveloppe donne une de ses faces à chacun des deux textes. Elle en est comme écartelée, mais elle assure physiquement la jointure parfaite entre deux paroles. Elle y trouve son épaisseur. Deux paroles liées déjà y trouvent leur place, deux faces d’une même peau de papier. Si l’image est poétique (ce en quoi le livre de Jivezi est déjà réussi en tant qu’objet), elle matérialise son propos : voici un livre construit autour de l’air, à l’opposé de toute parole en l’air, un livre léger à manipuler, un livre pour les mains, à tourner en tous sens. Voici l’entre rendu palpable, cet entre-deux qui fonde l’échange, la communauté. Néanmoins, si cet entre est palpable (on peut palper une enveloppe), le lieu même de l’entre reste intouchable : c’est en définitive un espace symbolique, une île de sens vers laquelle on tend sans pouvoir jamais y entrer.

Nous savons maintenant que les livres, ces fameux pliages qui n’en paraissaient pas, n’étaient pas les objets parfaits qu’ils semblaient être : leur manquait leur enveloppe, leur « aura » d’objets à déplier. L’aura au sens de Benjamin réapparaît là où on ne l’aurait pas soupçonnée d’arriver jamais, entre deux feuilles, sous la forme d’un coussin d’air mœlleux, comme on en trouve par exemple entre deux paumes appuyées. Essayez, collez vos mains l’une à l’autre. Il reste toujours une part d’ouverture, la fermeture n’est jamais totale…

La série continue son chemin, et de l’enveloppe à la table, de ma table de bureau à la table du jardin de Jivezi, la table se périodise en divers champs

Pour conclure, pour sculpture

Le Copyleft est un mode de déposition des œuvres qui découle du medium internet, de sa pratique, logicielle comme usagère. Le Copyleft « actualise » en l’inscrivant à même son existence juridique la réflexion moderniste et structuraliste sur le statut de l’œuvre (cf. les notions d’intertextualité et d’hypertextualité développées par Julia Kristeva et Gérard Genette). Par ailleurs, il faut relever que le Copyleft travaille en général « sans qualités ». Le Copyleft est générique : il désigne une pratique. Ce n’est pas un gage de valeur en soi mais bien un cadre référentiel affectant le statut de l’œuvre. C’est aussi une prise de position esthétique.

Le Copyleft et la Licence Art Libre permettent de rapprocher par la reprise des univers artistiques distants en apparence. L’exemple des Sculptures Confiées et de leurs dérivés successifs joint trois pratiques artistiques, tout en mettant à chaque fois l’œuvre préexistante en perspective, bouleversant l’angle de vue et le propos. Toutefois, il faut souligner à quel point les pratiques restent autonomes, dans quelle mesure la réécriture que chacun propose d’un oeuvre relève quasi-exclusivement de son esthétique et ouvre un dialogue qui ne ressort pas de l’œuvre collective.

Sans vouloir se placer particulièrement sous l’auguste référence de Marcel Duchamp, on voit tout l’intérêt de rendre visible le contexte d’émergence d’une œuvre : La mariée mise à nu par ses célibataires, même, découle de réflexions portant sur la perspective chez les peintres Renaissants tout autant que de la découverte des chronophotographies de Marey ou encore de la lecture du livre très particulier de Gaston de Pawlowski, Voyage au pays de la quatrième dimension13. Cette étude très pertinente montre que le contexte d’émergence de l’œuvre de Duchamp n’avait rien (ou plutôt ne relevait pas uniquement) de l’avant-gardisme auquel on le rattache. Bien au contraire, l’œuvre se constitue dans un rapport ouvert et constructif parfois paradoxal, contradictoire, aux diverses possibilités et pistes ouvertes par un « état donné » de l’art.


1 Littéralement « La beauté est dans l’oeil du regardeur. »

2 Gnu is Not Unix (UNIX est un système d’exploitation propriétaire pour ordinateurs, dont le code est soumis au Copyright et donc impossible à visualiser, modifier, utilisé par Windows notamment). Voir www.gnu.org/copyleft/gpl.html

3 Olivier Blondeau et Florent Latrive (dir.), Libres enfants du savoir numérique, Anthologie du « Libre », Nîmes, Éditions de l’Éclat, 2000. Version web sur le net à www.freescape.eu.org/eclat

4 Je renvoie une fois pour toutes au site d’Antoine Moreau, www.antoinemoreau.org. Sur les sculptures confiées, voir notamment : www.antoinemoreau.org/indexsimple.php?rubrique=sculptures

5 « Dans ce processus, l’important, c’est que le texte a pour ainsi dire disparu de son apparition. » Ludovic Bablon, Édition d’auteur – 2/ Un attentat industriel : la prise de pouvoir du non-art, bablon.rezo.net/Chroniques/Edition2.htm

6 Comme le Saint Suaire de Turin par exemple.

7 Le collectif d’artistes et d’architectes Romains Stalker, dans ses déambulations urbaines hors-sentier propose de la même façon un recyclage habile de l’espace public. cf : www.stalkerlab.it/

8 Comme la sculpture n°345, confiée à Claude Rutault le 19 janvier 1995.

9 Bastien Gallet, Le Boucher du prince Wen-Houei, Enquêtes sur les musiques électroniques, Paris, Musica Falsa, 2002.

10 Lire notamment l’Ornithologie du Promeneur, volumes I, II et III, Allia ; Aujourd’hui je dors, Paris, POL et dernièrement L’Aigle abolie, POL, 2005.

11 « Plunderphonic propose des performances révisées d’enregistrements d’artistes célèbres [Elvis Presley, James Brown, Igor Stravinsky, (…)]. Tous les morceaux du disque sont dérivés d’extraits existants de musique enregistrée. (…) Aucun morceau ne comprend d’ajouts de musique extérieure. Tous les sons du disques sont des reproductions exactes et non modifiées des enregistrements originaux. » John Oswald, livret du disque Plunderphonic, 1989, traduit et cité par Bastien Gallet, Le boucher du prince Wei-Houei, op. cit.

12 Où elle participe notamment aux activités du Plak’art, un lieu exigu mais ouvert sur l’art : voir www.plakart.free.fr

13 À ce sujet la très limpide monographie de Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, coll. Art et artistes, Paris, Gallimard, 2000.

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