La formation permanente de l’internet interculturel.

ticemed

Antoine Moreau, mars 2008, « La formation permanente de l’internet interculturel », un texte écrit pour le colloque TiceMed 2008, sujet : « L’humain dans la formation à distance : la problématique de l’interculturel », thème : « L´Internet et le phénomène d’acculturation », Sfax, Tunisie, du 21 au 23 avril 2008, actes publiés dans la revue ISDM n° 34 (.pdf) Copyleft : ce texte est libre, vous pouvez le copier, le diffuser et le modifier selon les termes de la Licence Art Libre http://www.artlibre.org

Résumé : La culture de l’internet repose sur des principes technico-éthiques où l’ouverture et le dynamisme des formes est la règle. Le copyleft issu du logiciel libre et de l’art libre amplifient le phénomène d’acculturation d’un monde globalisé au risque d’une déculturation. Avec la notion de « patrimoine culturel immatériel » définie par l’UNESCO, nous proposerons l’idée que l’interculturel immatériel qui s’accomplit par l’internet est une formation permanente infinie qui invite à la décréation.

Summary : The culture of the Internet rests on principles technico-ethics where the opening and the dynamism of the forms are the rule. The copyleft resulting from the free software and free art amplify the phenomenon of acculturation of a world globalized with the risk of a deculturation. With the concept of “immaterial cultural inheritance” defined by UNESCO, we will propose the idea that the intercultural immaterial one which is achieved by the Internet is an infinite continuing education which invites to the decreation.

Mots clés : Internet, copyleft, décréation, licence art libre, UNESCO, immatériel.

Keywords : Internet, copyleft, decreation, free art license, UNESCO, immaterial.

1 OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES.

Pour aborder « l’humain dans la formation à distance et la problématique de l’interculturel », nous allons commencer par observer le lieu de notre interrogation, l’internet et ce qu’il provoque comme phénomène d’acculturation. Le réseau de tous les réseaux est un événement qui a lieu dans le présent le plus présent. Les formes qu’il prend seconde après seconde sont le résultat d’opérations de normativité qui permettent à l’ensemble du réseau de tenir et de se maintenir tel qu’il a été conçu.

Ce point est important. Car l’internet est, et demeure ce qu’il est, si et seulement si, il reste conforme aux qualités qui ont permis sa fabrication, celles qui font aujourd’hui sa renommée.

Relevons-les sommairement pour mieux en comprendre la raison et saisir ce qui fait de l’internet un lieu phénoménal et par principe extra-ordinaire.

Nous prendrons ensuite connaissance des caractéristiques du logiciel libre et de l’art libre qui posent la création ouverte et dynamique où l’oeuvre est librement accessible, copiable, diffusable et transformable. Nous tenterons de comprendre comment ces principes, en phase avec l’internet, amplifient le phénomène d’acculturation au risque d’une déculturation. Puis, avec ce que nous pouvons observer de la décréation en cours sur l’internet, nous tenterons de comprendre la relation entre l’immatériel du numérique et l’immatériel des cultures de traditions orales. Enfin, nous pourrons confirmer la formation permanente de l’internet interculturel, une formation qui correspond à son caractère ouvert et dynamique.

2 L’INTERNET, OUVERTURE ET DYNAMISME PAR PRINCIPE.

C’est avec la mise en place des RFC que l’internet à pu poser les bases techniques de sa construction. Les RFC (qu’on peut traduire par « demandes de commentaires », abréviation de « Request For Comment ») sont une

série de documents décrivant les aspects techniques de l’Internet ou fournissant des informations générales sur son utilisation. Ces documents sont créés par des groupes de travail qui demandent ensuite les commentaires de la communauté du Net. Les RFC sont habituellement remarquablement clairs […] et leur accès est évidemment libre. De nombreux sites stockent la liste complète des RFC en accès public […].

Les RFC sont devenus les documents officiels de l’Internet Engineering Task Force qui fournissent des informations détaillées sur les protocoles de la famille TCP/IP 1.

Ce qui nous semble remarquable avec les RFC c’est l’ouverture posée par principe où chacun peut proposer une idée et participer ainsi à l’élaboration d’un projet. Peu de RFC deviennent au final des standards mais tous les standards de l’internet sont des RFC. L’internet s’est donc construit ainsi, sur la base d’une dynamique d’altérité, avec des « demandes de commentaires » ouvertes à tous.

Ouverture et dynamisme, ce sont ces deux qualités essentielles de l’internet qui en font un espace vivant en perpétuelle évolution. C’est ainsi que nous sommes « révolutionnés », sans qu’il n’y ait eu besoin de faire une révolution au sens politique et activiste du mot. Nous sommes passés, peut-être sans le savoir, d’un monde clos à un monde ouvert par la puissance d’une mécanique qui pose le décloisonnement comme règle. Mais cette ouverture et ce dynamisme peuvent être niés car,

de la société close à la société ouverte, de la cité à l’humanité, on ne passera jamais par voie d’élargissement. Elles ne sont pas de même essence. La société ouverte est celle qui embrasserait en principe l’humanité entière. Rêvée, de loin en loin, par des âmes d’élite, elle réalise chaque fois quelque chose d’elle-même dans des créations dont chacune, par une transformation plus ou moins profonde de l’homme, permet de surmonter des difficultés jusque-là insurmontables. Mais après chacune aussi se referme le cercle momentanément ouvert. Une partie du nouveau s’est coulé dans le moule de l’ancien ; l’aspiration individuelle est devenue pression sociale ; l’obligation couvre le tout. […] Si l’individu en a pleine conscience, si la frange d’intuition qui entoure son intelligence s’élargit assez pour s’appliquer tout le long de son objet, c’est la vie mystique. La religion dynamique qui surgit s’oppose à la religion statique, issue de la fonction fabulatrice comme la société ouverte à la société close. » Bergson (1988)

C’est dit clairement : ce à quoi nous sommes invités c’est à faire un grand saut hors des clôtures afin de saisir la dimension « mystique » de la mécanique2 dés lors que, selon Bergson, « la mécanique exigerait une mystique », Bergson (1988). Ce mot, acceptons le faute de mieux. De la même façon qu’il faut entendre par « religion » ce qui à la fois relie et tient en respect la relation3. La « religion dynamique » dont il est question s’oppose à la religion figée et nous pouvons voir dans l’internet une reliance, dont le caractère religieux, à dimension mondiale4, ouverte et dynamique est manifeste, Bolle De Bal (2003).

Passer de la société close à la société ouverte, de la cité à l’humanité, c’est bien de cette opération dont il s’agit avec l’internet. Car le réseau des réseaux est basé essentiellement, nous pourrions dire « dans son essence », sur des protocoles ouverts qui, mécaniquement, dynamisent la relation. Il permet ce saut d’humanité, nous devrions dire ce « sursaut d’humanité », hors des clôtures qui figent les identités. La communication à distance invite ainsi à éprouver une altérité élargie qui fait des hôtes (aussi bien ceux qui reçoivent que ceux qui sont accueillis), des acteurs eux-mêmes ouverts et dynamiques.

Il suffit d’observer l’internet pour être instruit sur son fonctionnement et prendre connaissance de son écosystème. Sans cette observation, les facultés d’une communication réticulaire ouverte par principes sont tout simplement niées. Apparaissent alors des incompatibilité techniques5 qui enferment le lieu hors de son évènement. C’est la négation de l’internet. Figé, le réseau des réseaux s’achèverait ainsi en non-lieu. Il ne deviendrait plus possible de croiser les cultures entre elles parce qu’elles ne pourraient plus se rencontrer. Le net, morcelé en autant d’enclos qu’il y a de manques d’observation, aurait perdu de son ouverture et de son dynamisme..

3 LES LOGICIELS LIBRES, INSTRUMENTS D’OUVERTURE ; LES CONTENUS LIBRES, CONDITION DE DYNAMISME.

Dans le sillage de l’internet, des logiciels vont affirmer cette ouverture et ce dynamisme de la création où chacun peut accéder aux données, soumettre ses idées et recréer à partir de ce qui s’offre ainsi gracieusement. En 1984, un informaticien démissionne du MIT6 pour mettre en place la Free Software Foundation. Il s’agit, pour Richard Stallman, initiateur du projet, de faire valoir le code-source ouvert face aux tentatives, nouvelles dans le métier, de captation de la connaissance à des fins exclusives. Le « logiciel libre » est né, il se définit par quatre libertés essentielles :

  • Liberté d’exécuter le logiciel, pour n’importe quel usage,
  • liberté d’étudier le fonctionnement d’un programme et de l’adapter à ses besoins,
  • liberté de redistribuer des copies,
  • liberté d’améliorer le programme et de rendre publiques les modifications afin que chacun puisse en bénéficier.

Avec un interdit fondamental qui garantit le maintien des libertés : ce qui est ouvert reste ouvert, on ne copyright pas le copyleft.

En 1989, une licence formalise ces droits d’auteur, c’est la General Public License. Une notion apparaît alors pour qualifier ce mode de création ouvert et dynamique, c’est le copyleft.

En 2000, nous organisons avec un groupe d’artistes les rencontres Copyleft Attitude. Des informaticiens qui font et utilisent des logiciels libres, des acteurs du mode de l’art et des juristes se rencontrent et constatent la pertinence des principes d’ouverture au-delà du seul logiciel. Six mois après nous organisons à nouveau des rencontres pour concrétiser nos observations avec la rédaction d’une licence libre inspirée de la GNU/GPL afin d’appliquer le copyleft à la création hors logicielle. C’est la Licence Art Libre qui en est aujourd’hui à sa version 1.3 et qui est valable dans tous les pays qui ont signé la Convention de Berne.

Elle est utilisée par un nombre croissant d’auteurs, artistes ou non, et des milliers d’œuvres ou de contenus divers sont mis régulièrement en copyleft.

4 LA CULTURE ISSUE DE L’INTERNET, UNE ENTREPRISE DE DÉCRÉATION.

Nous allons maintenant essayer de comprendre ce qui fait la culture issue de l’internet. S’il est entendu que toute culture est « un processus permanent de construction, déconstruction et reconstruction », Cuche (2004), c’est au contact d’une autre culture que ce processus ininterrompu se met en branle. C’est cette dynamique qu’on appelle l’acculturation, qui permet aux cultures de s’enrichir les unes les autres et de se constituer une identité7.

Mais ce qui nous intéresse avec l’internet, d’après ce que nous avons pu observer de son ouverture et de son dynamisme, c’est l’amplification de l’acculturation au risque de la déculturation ; c’est à dire au risque d’une « dégradation culturelle sous l’influence d’une culture dominante », Poirier (1972). Cette culture dominante, c’est celle du réseau des réseaux où, sans doute, « rien n’aura eu lieu que le lieu », Mallarmé (1914).

Ce danger, nous devons le considérer avec attention. Non pas pour nous en garder et l’éloigner de nos pratiques d’échanges interculturelles, mais au contraire, pour en apprécier, par sa béance, la capacité d’ouverture. Car c’est par la faille qu’on va prévenir la faillite, Moreau (2007).

C’est avec le concept de décréation développé par Simone Weil, que nous allons pouvoir comprendre ce qui agit la culture issue de l’internet et du numérique. Tout d’abord, qu’entend-on par « décréation » ?

Décréation : faire passer du créé dans l’incréé. Destruction : faire passer du créé dans le néant. Ersatz coupable de la décréation. […]La création : le bien mis en morceaux et éparpillé à travers le mal. Le mal est l’illimité, mais il n’est pas l’infini. Seul l’infini limite l’illimité. Weil (1988).

Cette opération de décréation est à l’oeuvre qui tend à l’incréé via l’infini de la création. La faculté de duplication en nombre des originaux, la facilité de leur transport et la capacité à pouvoir être transformés à l’envi modifie profondément l’acte de création supposé tel.

Cette décréation, dont nous reconnaissons l’action via l’internet, dépossède l’auteur et tout ce qu’il produit, des qualités qui faisaient sa renommée. Elle ne détruit ni ne construit, elle instruit et ouvre à l’infini. En effet, la capacité qui s’offre à nous de pouvoir copier, diffuser et transformer ce qui se crée ainsi, nous plonge dans l’infini d’une création impossible. Nous sommes tous devenu auteurs en même temps que nous avons tous perdu ce qui faisait les qualités de l’auteur, qualités que des droits protégeaient pour sa reconnaissance.

Une encyclopédie sous licence libre8 comme Wikipedia en fait la démonstration à la fois savante et « vulgaire ». Mais le plus étonnant est peut-être dans ce constat : le processus de décréation entérine également l’impossibilité et de créer et de détruire. Sauf à verser dans le mal et dans l’absence d’humanité ce qui est de fait impossible car ce serait s’absenter de l’internet en le détruisant. Hors-sujet, hors-lieu, hors événement, cela ne peut avoir lieu, compte tenu de ce que nous avons observé de l’ouverture et du dynamisme du lieu précisément. Le succès de la Wikipedia est exemplaire. Il n’y a ici ni création (il s’agit de recueillir les fruits de la connaissance) ni destruction (les actes de vandalisme sont rapidement réparés). Ce qui est mis en oeuvre c’est l’infini de la connaissance dans les limites de son incroyable incréation. C’est cela qui étonne et qui pose problème pour la croyance en la création du savoir scientifique9.

Par ailleurs, ce processus de décréation ne fait que prolonger le geste décréatif qu’a pu faire un Marcel Duchamp avec le ready-made, De Duve (1989). Geste largement poursuivi depuis jusque dans sa vulgate.

L’internet ne fait que confirmer la décréation en cours en l’instituant par la puissance des moyens techniques10. Les tentatives de captation du flux des données, comme celles de son détournement sont nombreuses, mais peu efficientes11. Elles sont vouées à l’échec pour la simple raison qu’elle contreviennent au lieu qu’elles investissent, l’internet.

Aussi pouvons nous dire que l’interculturel véhiculé via l’internet n’est pas tant une acculturation qu’une opération de décréation généralisée où les oeuvres se donnent à corps perdu dans l’oeuvre absolue qu’est le réseau des réseaux. Ce don gracieux constitue le fond commun aux cultures connectées, un fond qui se transmet, se traduit, se retransmet et se retraduit au risque de malfaçons. Mais celles-ci sont ponctuelles et préférables, selon nous, aux protections qui figent ce qui par essence est en mouvement : les formes, les informations et les transformations.

Toutefois, ce mouvement gracieux de la décréation ne peut se maintenir qu’avec l’observation d’un principe conducteur, le copyleft. Interdisant de refermer ce qui a été ouvert, il garantit le maintien des droits alloués par la licence. Ainsi, ce qui est libre reste libre.

Nous pensons ce processus culturel irréversible. On pourrait le qualifier de post-moderne mais aussi de trans-historique et bien sûr de trans-national et trans-territorial. La décréation en cours, en faisant passer les biens culturels dans l’immatériel et l’incréé (à condition que soient observées les normes de l’internet et les principes du copyleft), permet aux cultures connectées de se ressourcer comme elles ont pu le faire à chaque étape importante de leur développement. Mais ici, ce n’est pas la Grèce Antique, comme à la Renaissance occidentale, qui sera convoquée, ce sera une époque beaucoup plus lointaine, celle où l’écriture n’existait pas encore ou bien faisait ses tous premiers pas.

Nous allons maintenant tenter de voir comment l’internet et le numérique nous rapproche des cultures de traditions orales et comment cette proximité est une reconnaissance culturelle de l’immatériel.

5 ARCHÉOLOGIE DE L’IMMATÉRIEL.

En 1997 des intellectuels marocains se réunissent sous l’égide de l’UNESCO à Marrakech pour définir le concept de « patrimoine oral de l’humanité ». Le but est de préserver « les chefs d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité ». Défini dans une proclamation d’intention en 2001, ce patrimoine oral et immatériel a fait l’objet d’une Convention en 2003. Nommée « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel », elle été ratifiée, à la date du 1er février 2007 par 74 états qui ainsi en reconnaissent l’existence.

Notons ceci qui est remarquable dans l’énoncé : de « patrimoine oral de l’humanité » nous aboutissons à « patrimoine culturel immatériel »12, laissant entendre le rapport étroit entre oralité et immatériel. Qualifié également de « patrimoine vivant », il dit explicitement son actualité et sa vivacité.

Résumons : les productions culturelles qui procèdent d’une tradition orale sont des productions immatérielles. Ces immatériaux sont des mythes, des rites ou encore des pratiques coutumières et s’entendent comme nos immatériaux13 en haute technologie. Nous avançons l’idée que tout ce qui se crée avec l’internet peut se comprendre à la lumière des immatériaux des sociétés dites « archaïques », Monfouga-Broustra (1992). Il y a correspondance entre nos hautes technologies de la communication et de l’information et les pratiques dites primitives ou premières. Autrement dit, le hight-tech croise le low-tech14.

Entre la bouche et l’oreille c’est un flux de données libres qui s’échange. Il est ouvert à la copie, à la diffusion et à la transformation. Personne ne peut en avoir une jouissance exclusive, le passeur n’est pas auteur de ce qu’il transmet. C’est ainsi que se sont fabriqués les premiers récits de l’humanité avant qu’ils ne se figent dans l’écriture, c’est ainsi que se transmettent, à travers nos écrans, les formes diverses de nos histoires innombrables.

En comprenant ce que l’UNESCO définit par « patrimoine culturel immatériel », nous saisissons mieux comment l’interculturel immatériel qui s’accomplit via l’internet participe d’une formation permanente où l’écriture n’est plus cette inscription en dur qui se fige mais devient un flux de données entrant et sortant15.

Cette forme de culture est vivante. Elle est en formation perpétuelle et c’est une formation permanente pour tous ses acteurs, car tous sont émetteurs et récepteurs. C’est par ce dernier point que nous allons finir, momentanément, notre exposé.

6 LA FORMATION PERMANENTE DE L’INTERNET CULTUREL.

Nous comprenons que la réalité immatérielle des données numériques ne se concrétise plus tant sous forme d’objet tangibles que sous forme de flux sans origine ni fin, sans apeiron ni telos, Soulillou (1999). Avec les « hautes technologies » de l’information et de la communication, nous sommes à la fois dans ce qu’on pourrait appeler le proto-scriptural et le post-scriptural. Mais il s’agit surtout d’une autre économie des signes, une autre économie des écritures.

Comme l’indique Clarisse Herrenschmidt, linguiste spécialiste de l’Iran pré-islamique et de la Grèce Antique en se penchant sur l’écriture informatique :

Quelque chose est arrivé dans notre univers sémiologique, quelque chose de violent que nous recevons et n’avons point créé. Sans doute les Anciens ont-ils expérimenté un trouble comparable, lors des inventions et naissance de l’écriture des langues et de la monnaie frappée, imaginées par des savants hors pair.

Une couche supplémentaire est venue s’ajouter aux langues et aux signes qui les rendent visibles, au langage non artificiel écrit des nombres. Une double couche qui n’est ni orale, ni vraiment oralisable, ni écrite avec papier et crayon par les non-spécialistes, celle de l’encodage binaire et des langages artificiels propres aux machines. […] Jusqu’alors, les écritures demandaient du temps, voici que l’écriture informatique inclut la simulation d’un temps discret ; elles nécessitaient une préparation de la matière à écrire par la transformation de sa surface en support, voici que l’écriture informatique met en jeu l’état interne de la matière. […] Depuis toujours, écrire revenait à rendre visible le langage de façon immédiate, voici que le langage déjà écrit et visible, en passant par l’invisible, devient visible – ayant subi dans l’obscur Dieu sait quelles manipulations.

Bien plus encore. L’outil informatique, né par et pour le calcul, a ramené au même procédé d’écriture numérique les textes, les arts et pratiques de l’image, les sons de la musique et de la voix vibrante. Cette extension manifeste une telle ampleur que le trouble prend à parler encore d’« écriture ». Pourtant, oui, la machine écrit et écrit tout. » Herrenschmidt (2007).

Ainsi, ce qui transite via le transport réticulaire à la vitesse de l’électricité est-il de l’écriture née « par et pour le calcul » qui, sans être « vraiment oralisable, ni écrit » laisse des signes multi-médias. Une écriture à ce point totale qu’elle en devient méconnaissable. Les formes, formatées par la machine, sont prises dans une opération qui aboutit à une matière unique composée de 1et de 0. Ici, ce n’est pas seulement « le médium qui est le message», Mc luhan (1977), c’est aussi le transport qui est le port : port de départ et port d’arrivée, port d’entrée/sortie d’un flux d’informations qui transite par un « canal de communication réseau »)16 autrement nommé « port »17.

Que nous enseigne cette évolution à la fois technique et sémiologique de l’écriture ? Tout simplement ceci : ce qui fait forme et formation n’existe que par et dans le mouvement car :

[…] il n’y a pas de forme, puisque la forme est de l’immobile et que la réalité est mouvement. Ce qui est réel, c’est le changement continuel de forme : la forme n’est qu’un instantané pris sur une transition. Bergson (2006).

La formation à distance est une formation permanente qui s’achemine par un port (TCP/IP) et entre un port « entrée » et un port « sortie ». Les deux pouvant permuter. Le flux de l’échange, par sa très grande vitesse opère un rapprochement dans le temps et l’espace. Il amplifie ainsi le mouvement de la formation par sa permanente mise à jour, perpétuelle reformation. C’est ce maintient de la forme reformée en permanence qui fait l’espace vivant de l’internet et qui fait la vivacité des communications qui y prennent place.

Ce qui nous surprend certainement le plus, c’est l’absence de formation finale. La formation est instantanément in-finie ; elle est de tous instants inachevée. Elle n’en est pas disqualifiée pour autant, simplement sa durée ne dure pas, ou plutôt, elle dure dans la durée, car :

[…] notre durée n’est pas un instant qui remplace un instant : il n’y aurait alors jamais que du présent, pas de prolongement du passé dans l’actuel, pas d’évolution, pas de durée concrète. La durée est le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant. […]

Cherchons, au plus profond de nous-mêmes, le point où nous nous sentons le plus intérieurs à notre propre vie. C’est dans la pure durée que nous nous replongeons alors, une durée où le passé, toujours en marche, se grossit sans cesse d’un présent absolument nouveau. Mais, en même temps, nous sentons se tendre, jusqu’à sa limite extrême, le ressort de notre volonté. Il faut que, par une contraction violente de notre personnalité sur elle-même, nous ramassions notre passé qui se dérobe, pour le pousser, compact et indivisé, dans un présent qu’il créera en s’y introduisant. Bien rares sont les moments où nous nous ressaisissons nous-mêmes à ce point : ils ne font qu’un avec nos actions vraiment libres.  Bergson (2006).

Par « actions vraiment libres » nous comprenons, si nous ne voulons pas céder à l’illusion d’une liberté finie et achevée, qu’il s’agit d’actions basées sur des principes d’ouverture. Ceux qui font passer de la société close à la société ouverte, de la cité à l’humanité, ceux-là même qu’il est possible de retrouver à travers les principes technico-éthiques de l’internet, du logiciel libre et de l’art libre.

C’est la raison pour laquelle, le respect des normes de l’internet, des standards ouverts, l’utilisation de logiciels libres et la création de contenus libres sous copyleft, permettent aux différentes cultures de former un espace commun ouvert et dynamique. Le mode d’inscription par lequel elles vont pouvoir se rencontrer, échanger et former cette culture mondiale nouvellement immatérielle procède d’une décréation et d’une formation permanente.

Nous terminerons par une invitation, elle encourage à briser « le cercle du donné » :

Il est de l’essence du raisonnement de nous enfermer dans le cercle du donné. Mais l’action brise le cercle. Si vous n’aviez jamais vu un homme nager, vous me diriez peut-être que nager est chose impossible, attendu que, pour apprendre à nager, il faudrait commencer par se tenir sur l’eau, et par conséquent savoir nager déjà. Le raisonnement me clouera toujours, en effet, à la terre ferme. Mais si, tout bonnement, je me jette à l’eau sans avoir peur, je me soutiendrai d’abord sur l’eau tant bien que mal et en me débattant contre elle, et peu à peu je m’adapterai à ce nouveau milieu, j’apprendrai à nager. […] Il faut brusquer les choses, et, par un acte de volonté, pousser l’intelligence hors de chez elle. Bergson (2006).

Autrement dit : jetons-nous à l’eau !


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1« Ensemble des protocoles utilisés sur l’Internet. C’est un langage universel qui permet aux ordinateurs d’échanger des informations », Dictionnaire sur les vocables utilisés dans le domaine des nouvelles technologie de l’information et de la communication [en ligne].

2« Ne nous bornons donc pas à dire […] que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel. » Bergson (1988).

3« Deux origines latines sont souvent invoquées selon que l’ont veut faire prévaloir une signification plutôt que l’autre. À la racine relegere, qui signifie « recueillir », « séparer », « isoler », correspond une attention scrupuleuse au sacré, qui entend en sauvegarder le mystère de toute banalisation et profanation ; religare en revanche qui veut dire rassembler », « relier », « tenir ensemble » correspond à la recherche d’une communion sans exclusive. » Magnard (2006).

4« Considérée en sa fonction, la religion ne peut être qu’unique, puisqu’elle a en charge l’unification, partant l’accomplissement du genre humain, donc le devenir humain de l’homme par la liaison de la Terre et du Ciel, des mortels et des immortels. » Idem.

5Voir par exemple les recommandations du World Wide Web Consortium http://www.w3.org (page visitée le 12/03/08) ainsi que celles pour les formats ouverts http://www.openformats.org/fr (page visitée le 12/03/08)

6Massachusetts Institute of Technology, situé à Cambridge, dans le Massachusetts, USA.

7À la fois idem (le moi-même) et ipseité (le soi-même). Ricoeur (1996).

8La Licence GFDL, licence destinée à l’origine à la documentation logicielle.

9Le caractère scientifique du savoir n’est pas pour autant nié, au contraire, il est perpétuellement soumis à sa condition première : le doute.

10C’est à dire par son habitat, comprenant ce que bâtir un lieu implique et que « le pont » (ce qui fait lien) est ce lieu qui rassemble « la terre et le ciel, les divins et les mortels ». Heidegger (1958).

11Mentionnons la loi DADVSI relative aux droits d’auteur à l’ère du numérique, inapplicable dans les faits, les DRM (Digital Right Management) pour contrôler par des mesures techniques l’utilisation des oeuvres numériques abandonnées par leur promoteurs début 2008, l’accès filtrés à certains contenus sur le web facilement contournables par des proxy anonymes ou encore par des dispositifs élaborés par des artistes comme le Picidae Project.

12« On entend par « patrimoine culturel immatériel » les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. Aux fins de la présente Convention, seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus, et d’un développement durable. »

UNESCO, Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel.

13Pour reprendre une terminologie de Jean-François Lyotard donnant son titre à l’exposition éponyme qui a eu lieu au Centre Georges Pompidou, Paris, du 28 mars au 15 juillet 1985.

14La haute technologie rencontre la basse technologie.

15Définition de « écriture », Le jargon français 4.0, dictionnaire d’informatique [en ligne].

16Définition de « Port », Le jargon français 4.0, dictionnaire d’informatique [en ligne].

17Par exemple, les ports TCP/IP « connus » de 0 à 1023 qui servent aux différents transports de l’internet.

 

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