CODE : "The Free Art License: for art not to be stopped".

 

Antoine Moreau, mars 2001, « CODE : the Free Art License : for art not to be stopped . » Texte de la conférence donnée lors de CODE ( « Collaboration and ownership in the digital economy. » Queens’ College, Cambridge, organisé par the Arts Council of England, 4-6 Avril 2001). Copyleft : ce texte est libre, vous pouvez le redistribuer et/ou le modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site Copyleft Attitude ainsi que sur d’autres sites.

 

Tout d’abord, je voudrais remercier Tina Horne, Antoine Schmitt et Pierre Amadio pour la traduction de mon texte. Et aussi Nicolas Malevé et Laurence Rassel pour leur aide. Et merci aussi à Bronac Ferran pour son invitation et aussi bien sûr, merci à ma mère et à mon père.

Je vais commencer par évoquer la naissance en France du mouvement « Copyleft Attitude » pour ensuite donner les raisons de la création de la Licence Art Libre et de son utilité. Je terminerai par quelques réflexions qui se posent à l’art contemporain et à la création en général à l’ère du numérique.

C’est la pratique de l’internet et l’observation de la communauté des informaticiens qui font et utilisent les logiciels libres qui est à l’origine du mouvement artistique Copyleft Attitude.

Lorsque j’ai pris connaissance de la notion de copyleft, je me suis aperçu qu’il pouvait s’appliquer aussi à la création artistique. Autoriser la copie, la diffusion et la transformation des objets: cela correspondait à de nombreuses recherches réalisées en art contemporain depuis à peu près 20 ans. Mais jamais cela n’avait été formulé de façon aussi réelle et pertinente par les artistes comme on pu le faire les informaticiens avec le projet GNU.
J’en ai immédiatement parlé à des amis artistes rassemblés autour d’une publication nommée « Allotopie » (un autre lieu) et nous nous sommes mis au travail.

Avant de poursuivre, je dois rendre à César, non pas ce qui lui appartient, mais ce qui lui revient: vous le savez sûrement le mot « copyleft » est un jeu de mot inventé par Richard Stallman pour désigner les logiciels libres créés sous la General Public Licence. Je crois même savoir que ce n’est pas lui directement qui est à l’origine de ce jeu de mot, mais un ami à lui. Comme quoi, on est jamais sûr d’être le père de quelque chose. Peut-être même est-ce un étrange animal à corne qui est derrière tout ça?…

En Janvier 2000 nous avons organisé à Paris des rencontres et des débats entre artistes, informaticiens, juristes et différents acteurs du monde de l’art pour informer sur la notion de copyleft et de logiciels libres. L’idée était de voir en quoi cette notion pouvait être pertinante pour les artistes et pour la création en général.
Pour la première fois, des informaticiens libres et des artistes contemporains prenaient connaissance des uns et des autres et pouvaient constater qu’ils avaient de nombreux point communs.
A tel point que, par exemple, le « How-to be a hacker? » d’Eric S. Raymond peut-être facilement transformé en « How to be an artist? ». Ce que j’ai fait, avec l’autorisation de l’auteur, en changeant des mots propres à l’informatique par des mots concernant l’art.

En Mars 2000, nous avons mis en place un atelier-exposition-rencontre pour expérimenter des œuvres ouvertes et rédiger ensemble une licence inspirée par la GPL. Je dois dire que ça n’a pas pu se faire tout de suite, ni très facilement et nous ne l’avons rédigé qu’en juillet 2000 avec l’aide des deux premiers juristes en France à s’être intéressés à la GPL: Mélanie Clément-Fontaine et David Geraud.

Qu’est-ce que la Licence Art Libre?

C’est très simple: la Licence Art Libre est une licence destinée aux artistes et qui autorise la copie, la diffusion et la transformation des œuvres. Elle empêche la mainmise propriétaire définitive. C’est à dire qu’elle oblige à laisser l’œuvre ouverte.
Elle s’adresse à tous types d’œuvres: numériques ou non, musicales, plastiques, textuelles, etc.
C’est un outil. Il permet à la création de passer à travers les créateurs sans qu’on puisse l’arrêter. Faire en sorte que cette création nourrisse d’autres créateurs. Comme le disait André Malraux: « L’art se nourrit de l’art ». L’art n’est pas seulement un objet fini, c’est aussi une matière première pour réaliser d’autres créations.

Ainsi une création collective peut avoir lieu. Elle est ouverte, libre, égalitaire et fraternelle. L’outil, la Licence Art Libre qui s’oppose à l’emprise autoritaire définitive, favorise cela.

En France, nous avons le droit d’auteur qui est un peu différent du copyright, mais de plus en plus, le droit d’auteur français devient un copyright au bénéfice des producteurs et des intermédiaires. Les créateurs et le public sont oubliés. La notion de service public, de bien public est écrasée par les impératifs marchands. La création devient elle même une pure marchandise entre les mains d' »ingénieurs culturels » (c’est ainsi qu’on appelle en France les intermédiaires) qui travaillent pour une culture dominée par la puissance de l’argent.
Nous sommes de plus en plus nombreux à penser qu’il nous faut redéfinir la notion de droit d’auteur et le copyleft nous semble tout à fait approprié à la réalité économique et artistique.

Maintenant, j’aimerais approfondir et expliquer en quoi la rencontre du logiciel libre et de l’internet avec la création artistique est riche de développements. Non seulement pour les artistes mais aussi pour la culture contemporaine.

Précisons tout de suite: lorsque je dit « artiste » je veux parler de n’importe quel créateur même s’il n’est pas dans la plus pure tradition des Beaux-Arts. A « l’homme sans qualité » qu’a bien su voir Robert Musil, nous pouvons aujourd’hui affirmer et se réjouir d’un art sans qualité. Un art à la fois banal et extra-ordinaire par rapport à sa définition première. Quand nous pensons « art », pensons aussi à la cuisine, la marche à pied, la conversation ou même ne rien faire du tout (qui est un art beaucoup plus difficile qu’on ne le croit).
Ceux qu’on nomme « artistes » n’ont pas le monopole de l’art.
De la même façon que les politiciens n’ont pas le monopole de la politique. Nous sommes tous auteurs. Tous auteurs de créations multiples, tous auteurs de la société dans laquelle nous vivons et tous auteurs de la vie que nous menons les uns et les autres, les uns avec les autres et aussi les uns contre les autres.
Nos créations sont à la fois politiques et artistiques. La différence entre ces deux domaines s’estompe. Car la culture est devenue une valeur centrale, partagée entre l’art et le politique. Une valeur discutée et disputée.
A l’ère de la post-démocratie, la politique et l’art sont fait par « Monsieur tout le monde », le citoyen amateur, celui qui aime l’art et qui a son mot à dire en politique. Les professionnels de l’art et de la politique ont pour métier aujourd’hui de montrer la justesse de l’ordinaire et de faire en sorte que la création quotidienne se fasse dans de bonnes conditions.
Créer c’est être attentif. Cette attention reformule l’expression et la libère d’un autisme autoritaire qui guette les auteurs lorsqu’il font l’impasse sur l’observation. Car observer c’est déjà  faire preuve de création.

Et qu’observe-t-on aujourd’hui? Avec la nouvelle économie liée au numérique, ce n’est plus l’objet qui concentre en lui toute la valeur. Ce qui fait la valeur réelle d’un objet, c’est ce qui lui excède, ce qui est à sa périphérie.
On le voit bien aussi avec l’histoire de l’art récente: depuis la fin de la Renaissance, les matériaux qui servent à fabriquer des œuvres sont de plus en plus pauvres, les formes sont de moins en moins sophistiquées. Les artistes prennent à ce point des libertés avec leurs créations qu’ils en arrivent à se passer de créer des objets. Par exemple avec l’exposition du vide de Yves Klein en 1958 , ou les épluchages de Joseph Beuys considérés comme un exercice de sculpture, avec le mot « temps » de Ian Wilson en 1968, les « steps of pedestrians on paper » de Stanley Brown, le travail de Lawrence Wiener qui ne nécessite pas la fabrication de l’œuvre, etc.
On trouverait des exemples dans tous les domaines artistiques.

Il y a donc une véritable économie de la création. Une économie propre à l’art qui fait même, quelques fois, véritablement l’économie de l’art tel qu’on le définit dès qu’il se fige dans un objet. C’est pourquoi, il faut bien distinguer l’objet d’art et l’objet DE l’art. La création artistique n’est pas réductible à l’objet dans laquelle elle peut, pour des raisons pratiques et par convention, se manifester.
Dans le moteur de l’art, les artistes mettent un mélange explosif qui contient du non-art. C’est cette explosion qui créé des étincelles et il serait stupide de vouloir s’en protéger. Le moteur serait alors au point mort et nos véhicules, à l’arrêt.

Une question se pose alors et qui n’est pas étrangère à l’art et à la politique (puisque nous avons vu que ces deux domaines étaient aujourd’hui très liés): pourrait-il y avoir un art de l’économie ?
C’est à dire une pratique de l’économie qui soit, avec ses caractéristiques techniques, ses velléités scientifiques et son pragmatisme revendiqué, une pratique soucieuse non seulement de liberté, mais aussi d’égalité et de fraternité?
Ces trois mots, vous le savez, sont les trois mots clefs de la Révolution Française et on les trouve inscrits sur nos pièces de monnaie (à ce propos je ne sais pas ce que nous allons trouver sur les pièce d’euro…). Le problème avec notre économie libérale c’est qu’elle se contente de la liberté et en fait un absolu suffisant et satisfaisant. Et bien non. Car cette liberté tourne en rond (c’est ça qui ne tourne pas rond). Elle vise sa propre totalité, elle est véritablement totalitaire. On ne peut évidemment pas parler d’art économique dans ce cas. L’art ne se réalise que si cette liberté là est maîtrisée. Si elle est capable de créer aussi de l’égalité et de la fraternité. Sinon, c’est une dictature, la dictature de la liberté. C’est pourquoi la liberté doit être travaillé par une exigence d’égalité et de fraternité. La Licence Art Libre, dans le domaine de la création artistique, tente d’ouvrir cette perspective.

Ceci n’est pas une utopie. Car quand nous faisons de l’art, nous avons bien les pieds sur terre. Nous ne sommes pas de doux rêveurs, nous ne sommes pas en dehors de la réalité. Nous sommes au contraire dans la réalité de la réalité, dans la matière même de la vie et du vivant.

Cette réalité, c’est le flux tendu de nos désirs en rapport avec la matière.
Les œuvres de l’esprit traversent nos corps. Les idées qui flottent dans l’air nous traversent l’esprit. Quand une idée trouve refuge dans un corps particulier, cette idée ne peut vivre si elle est stoppée: elle y reste enfermée comme dans une cage.
La création nous traverse, elle nous transporte. Elle nous transforme aussi et nous découvrons qu’elle est un développement infini de nous même et du monde. Stopper la création pour les besoins d’une économie seulement préoccupée par la question financière, c’est véritablement s’appauvrir. Après avoir été séduit par l’or pour l’art, devons nous abandonner l’art pour l’or? Non, nous créons avec la Licence Art Libre les conditions pour que l’art et l’économie fonctionnent en intelligence. Qu’il y ait rapport entre l’économie propre à l’art et un art possible de l’économie.

Pour finir, je voudrais dire qu’aujourd’hui « Copyleft Attitude » représente près de 150 personnes, essentiellement des français, mais aussi des belges, des suisses et des canadiens. Les œuvres sous Licence Art Libre sont assez diverses: musique, photos, dessins, textes, publications papier, cd audio, cd-rom, vidéos, performances, etc.
Le mois dernier à Paris, nous avons réalisé une Copyleft Party lors d’un festival du web qui a rassemblé 8 artistes et autant on-line pour créer des œuvres avec le public. Avec l’autorisation de copier, diffuser et de transformer. Nous avions des graveurs de cd, des imprimantes et 8 ordinateurs connectés. C’était à la fois une prestation d’artistes, mais aussi un atelier avec le public, un spectacle et son contraire, une répétition jamais achevée.
Le mois prochain une autre copyleft party va avoir lieu à Paris avec des musiciens.

Faisons des copyleft parties! Faites, vous aussi, des copyleft parties! Créons des ouvertures pour la création artistique. Toutes sortes de créations! On peut faire une copyleft party de cuisine avec des recettes libres, de conversation avec des idées libres, de jardinage avec des semences libres sur un terrain libre, de promenade avec des parcours libres.
Pour que l’art sous toute ses formes ne s’arrête jamais de créer.
Copyleftons les uns les autres!

 

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