Le copyleft, un art de l’usage dans une économie de l’échange

Antoine Moreau, « Le copyleft, un art de l’usage dans une économie de l’échange. ». Texte revu et modifié de la deuxième partie du séminaire donné à l’invitation de Art&Flux, le 07 février 2012, à la New York University in France, Paris, pour l’ouvrage « Vers une nouvelle économie pour l’art » publié par Art&Flux, 2013.

Copyleft : ce texte est libre, vous pouvez le copier, le diffuser et le modifier selon les termes de la Licence Art Libre https://artlibre.org

 

Introduction.

Le copyleft est une notion juridique issue des logiciels libres qui s’appuie sur la législation en vigueur pour garantir à l’utilisateur quatre libertés fondamentales :

– La liberté d’exécuter le programme, pour tous les usages (liberté 0).

– La liberté d’étudier le fonctionnement du programme, et de l’adapter à vos besoins (liberté 1). Pour ceci l’accès au code source est une condition requise.

– La liberté de redistribuer des copies, donc d’aider votre voisin, (liberté 2).

– La liberté d’améliorer le programme et de publier vos améliorations, pour en faire profiter toute la communauté (liberté 3). Pour ceci l’accès au code source est une condition requise1.

Le copyleft va rendre pérennes ces libertés : on ne peut s’approprier de façon exclusive une œuvre créée sous copyleft. Ce qui est à chacun est à tous ; ce qui est à tous est à chacun. Le copyleft indique que quiconque les redistribue, avec ou sans modifications, doit aussi transmettre la liberté de les copier et de les modifier. Le copyleft garantit cette liberté pour tous les utilisateurs2.

1989 voit la rédaction de la première licence copyleft, la General Public License3. Les premières créations copyleft ont été des logiciels, s’inscrivant dans le projet GNU4 de la Free Software Foundation5 qui a vu le jour à l’initiative de Richard Stallman en 1985.

En janvier et mars 2000 j’organise à Paris les Rencontres Copyleft Attitude6. Elles aboutissent à la rédaction de la Licence Art Libre7. « Art » s’entend comme excédant le seul domaine de l’Art. La Licence Art Libre convient pour toutes sortes de productions de l’esprit à partir du moment où celles-ci sont protégées par le droit d’auteur.

Avec la Licence Art Libre, l’autorisation est donnée de copier, de diffuser et de transformer librement les œuvres dans le respect des droits de l’auteur.

Loin d’ignorer ces droits, la Licence Art Libre les reconnaît et les protège. Elle en reformule l’exercice en permettant à tout un chacun de faire un usage créatif des productions de l’esprit quels que soient leur genre et leur forme d’expression.

Si, en règle générale, l’application du droit d’auteur conduit à restreindre l’accès aux œuvres de l’esprit, la Licence Art Libre, au contraire, le favorise. L’intention est d’autoriser l’utilisation des ressources d’une œuvre ; créer de nouvelles conditions de création pour amplifier les possibilités de création. La Licence Art Libre permet d’avoir jouissance des œuvres tout en reconnaissant les droits et les responsabilités de chacun.

Elle s’appuie sur le droit français, est valable dans tous les pays ayant signé la Convention de Berne. Traduite en plusieurs langues pour faciliter sa compréhension, elle ne nécessite pas d’adaptation à la législation des auteurs résidant hors du territoire français et désireux de l’utiliser8.

Le copyleft, un art de l’usage dans une économie de l’échange.

L’art en vérité est un mode de la vie et pour cette raison, éventuellement, un mode de vie. […] comment la vie est-elle présente dans l’art autrement que dans l’existence ordinaire ? La réponse, qui justifie l’art ou plutôt qui le désigne comme l’une des activités les plus hautes de l’homme, est celle-ci : la vie est présente dans l’art selon son essence propre.

[…] comme accroissement de soi et comme preuve de son être propre, il [l’art] est une manière de jouir de soi, il est la jouissance. C’est pour cela que la vie est un mouvement : l’éternel mouvement du passage de la Souffrance dans la joie […].

Qu’est donc l’art sinon l’accomplissement de cet éternel mouvement ? Parce que la vie n’est pas — n’est pas un état : « je ne peins pas des états d’âme » — mais devient selon le procès de son inlassable venue en soi, il est besoin de l’art. L’art est le devenir de la vie, le mode selon lequel ce devenir s’accomplit9.

C’est en particulier à la lumière de la lecture qu’a pu faire Michel Henry de Marx, que nous allons nous interroger sur ce qu’implique le copyleft appliqué à la création artistique dans une économie contemporaine déterminée par la plus-value de l’échange marchand.

L’esthétique, critique de l’art. L’art, critique de l’esthétique

Commençons par cette observation simple : l’art est une production de l’esprit qui se matérialise sous différentes formes. Des objets, des gestes, des formes de culture, pas seulement des représentations symboliques dévolues à un espace réservé, qu’on pourrait qualifier de « pré carré de la Culture », mais des formes de vie plus ou moins matérialisées.

Avant que l’esthétique ne s’impose à l’art comme critère dominant qui allait lui donner sa valeur, sa reconnaissance, la fonction de l’art était technique, les deux termes ars et techné signifiant la même chose. Cette fonction opératoire prenait des formes sans que l’esthétique ne soit convoquée, car il s’agissait de réaliser une opération à portée spirituelle où la technique est art, est éthique. Ainsi, des productions de l’esprit se matérialisent dans la vie quotidienne, à travers des actes, des rituels, des objets, sans réflexion à postériori, ni même à priori car c’est l’acte impensé qui se pose, sans science de l’art, sans conscience historique, sans autre action que l’effectivité d’un acte nécessaire.

L’art, avant que l’esthétique ne l’ait sanctionné avec le jugement de goût, avait une valeur d’usage, à la fois dans la sphère profane avec la pratique de la vie de tous les jours, tout autant que celle sacrée avec la pratique d’un culte à caractère religieux.

Je prends ici la notion d’esthétique au sens où elle fera son apparition à la moitié du XVIIIème siècle avec l’intention de définir des critères se voulant scientifiques et permettant d’avoir un jugement sur l’œuvre de l’art grâce à la croyance en l’assurance de la raison. Parce qu’elle anéantit la fonction de l’art, qui est d’opérer sans jugement critique du goût, sans réflexivité sur l’acte, l’esthétique, comme science de l’art, a été la fin de l’art, c’est-à-dire un genre d’accomplissement où l’art :

est relégué dans notre représentation, loin d’affirmer sa nécessité effective et de s’assurer une place de choix, comme il le faisait jadis. Ce que suscite en nous une œuvre artistique de nos jours, mis à part un plaisir immédiat, c’est un jugement, étant donné que nous soumettons à un examen critique son fond, sa forme et leur convenance ou disconvenance réciproque10.

Ainsi, l’esthétisation des productions de l’esprit, soumises au jugement critique du goût, occulte-t-elle les capacités opératoires de l’art, capacités qui sont techniques/artistiques et qui ont trait à l’esprit. Nous avons alors un art qui se trouve dépourvu de sa technique propre, de son art propre, alors même qu’il peut faire appel aux techniques les plus élaborées pour se mettre en forme et être reconnu en qualité d’art. Mais il tournera à vide puisqu’il n’aura de cesse, en voulant retrouver son mode opératoire, de se conformer au jugement de goût, sauf rares exceptions où, au risque de sa reconnaissance en tant qu’art, il réussira à rappeler sa fonction opératoire, sans toutefois l’accomplir véritablement. Ainsi dépossédé de son mode opératoire il n’aura plus la faculté d’être une fonction essentielle à la vie. L’art sera un accessoire plaisant, un support idéal pour l’économie financière, une forme absente à sa propre fonction quand, nous l’avons vu, « l’art en vérité est un mode de la vie et pour cette raison, éventuellement, un mode de vie ». Autrement dit, l’art est une pratique, fait par tout un chacun, de la vie et n’a véritablement d’existence que dans cet usage pratique.
Voyons alors la « valeur d’usage » et son vis-à-vis la « valeur d’échange ». C’est avec cette notion de « valeur d’usage » que je voudrais aborder le copyleft, en son économie. Mais avant, commençons par une citation sur l’art de l’auteur du Capital :

L’objet d’art -comme tout autre produit- crée un public apte à comprendre l’art et à jouir de la beauté. La production ne produit donc pas simplement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l’objet11.

C’est dit : un objet d’art forme autant qu’il est formé. À la célèbre affirmation de Duchamp : « ce sont les regardeurs qui font le tableau » il faut ajouter : « c’est le tableau qui fait les regardeurs ». Ce double emploi de l’art me semble caractéristique du travail de l’artiste : former une forme formante. Le mot « travail » employé ici parce que l’art, en sa pratique, n’est pas tant un travail qu’une disposition à être travaillé. Pour l’auteur comme pour le spectateur : être travaillé par ce qui altère et libère, une altération et une libération de l’esprit qui ouvre sur une puissance de développement. Nous allons donc envisager la notion de travail en tenant compte de son économie propre, le mot « économie » ici employé volontairement pour avancer le fait que le travail est étranger à l’économie telle qu’elle est généralement entendue, c’est-à-dire indexée aux seuls critères financiers, de la même façon que l’art est étranger à l’esthétique quand celle-ci est indexée aux seuls critères du jugement de goût.

 

Le travail, la notion de valeur d’usage et de valeur d’échange.

En tant qu’il est subjectif le travail n’est qu’une détermination de l’existence, un moment de la vie, c’est un mode de son activité qui en elle-même et en tant que telle n’est précisément qu’un phénomène vital, le déploiement des pouvoirs de la subjectivité organique et son actualisation en de multiples mouvements. Lorsque je suis actif, je cours, je marche, je respire, j’accomplis des mouvements de préhension et il n’y a rien d’économique là-dedans. Pas plus que la subjectivité corporelle en général, l’une quelconque de ses manifestations ne saurait être économique. L’activité érotique, par exemple, n’a en elle-même rien à voir avec la prostitution12.

Après avoir fait cette mise au point sur le travail tel que nous pouvons en reconnaître l’activité et sa mise à distance critique vis-à-vis d’une objectivité économique qui en réduit l’activité aux seuls critères comptables, voyons maintenant ce qui s’entend par « valeur d’usage » et « valeur d’échange ».

La valeur d’usage désigne la valeur d’un bien ou d’un service pour un consommateur en fonction de l’utilité qu’il en retire par rapport à sa personne, à ses besoins et à ses connaissances dans des circonstances données13.

La valeur d’échange — ou prix relatif — définit le taux auquel une marchandise s’échange14.

Marx va préciser la notion de valeur d’échange en se mettant à la place des marchandises :

Les marchandises diraient si elles pouvaient parler : notre valeur d’usage peut bien intéresser l’homme, pour nous en tant qu’objets, nous nous en moquons bien. Ce qui nous regarde, c’est notre valeur. Notre rapport entre nous comme choses de vente et d’achat le prouve. Nous ne nous envisageons les unes les autres que comme valeur d’échange15.

Et

La valeur d’usage est, semble-t-il, une condition nécessaire pour la marchandise, alors que pour la valeur d’usage il semble indifférent d’être marchandise16.

Aussi il y a-t-il un rapport, mais un rapport conflictuel, entre valeur d’usage et valeur d’échange.

[…] la valeur d’usage qu’il s’agit de substituer à la valeur d’échange que le capitaliste vient d’acheter au travailleur, n’est précisément rien d’autre que sa force de travail, son emploi, ou ce que Marx appelle encore, par analogie avec la subjectivité où s’accomplissent les valeurs d’usage en général, sa « consommation »17.

Arrêtons-nous un instant sur ce terme de « consommation » qui doit être, là aussi, revu et corrigé à la lumière de ce que Marx, ici, tout comme Michel de Certeau ont pu en reconnaître la valeur d’usage. Particulièrement sa qualité subversive et qui préfigure ce qu’on appelle aujourd’hui le « hacking »18, c’est-à-dire l’activité créatrice de consommation issue de l’informatique et particulièrement des logiciels libres.

À une production rationalisée, expansionniste autant que centralisée, bruyante et spectaculaire, correspond une autre production, qualifiée de « consommation » : celle-ci est rusée, elle est dispersée, mais elle s’insinue partout, silencieuse et quasi invisible, puisqu’elle ne se signale pas avec des produits propres mais en manières d’employer les produits imposés par un ordre économique dominant19.

Du rapport entre la valeur d’échange et la valeur d’usage, qui relève d’une pratique inventive de la consommation subjective, il est intéressant de remarquer que :

L’hétérogénéité ontologique de la valeur d’usage et de la valeur d’échange n’appartient pas à un ordre de considérations philosophiques surannées, extérieures à l’analyse proprement économique ou scientifique, sans intérêt pour tout dire, elle définit la possibilité intérieure de sa genèse transcendantale20, comme l’explique encore cette phrase innocente : « le commerce a dépouillé les choses et les richesses de leur vertu première d’utilité ». […] « La valeur des marchandises, c’est leur rapport social et leur qualité économique. » Et toujours dans le même passage : « La marchandise acquiert une existence double, naturelle d’une part, purement économique de l’autre. » Ce qu’est cette existence purement économique, nous le savons ; c’est la représentation idéale d’une quantité déterminée de travail abstrait, c’est la représentation idéale d’une réalité idéale21.

D’où le caractère on ne peut plus réaliste de la valeur d’usage vis-à-vis d’une valeur d’échange toujours idéaliste et qui est d’autant plus trompeuse qu’elle va se parer des attributs de la raison avec la dite « science économique ». Allons plus loin encore dans l’analyse quand Marx met en relation le capital constant, c’est-à-dire : « la valeur des moyens de production consommés dans le cours de la production22 » et le capital variable, c’est-à-dire l’argent qui va servir à acheter la force de travail, ce qu’Adam Smith définira comme étant le salaire du travailleur.

L’analyse pure exige qu’il soit fait abstraction de cette partie de la valeur du produit où ne réapparait que la valeur du capital constant et que l’on pose ce dernier = 023.

En posant c24 = 0, Marx dit que la production de valeur s’accomplit en l’absence de toutes les valeurs qui sont celles des moyens de production, en l’absence de ces moyens par conséquent. Il ne dit pas qu’elle s’accomplit en dépit de cette absence, d’une manière catastrophique ou désespérée. Il dit que la production de valeur s’accomplit totalement, parfaitement, en l’absence du capital constant et ses constituants matériels sont étrangers à la production de valeur, qu’ils n’ont point part à sa nature, que celle-ci consiste toute entière dans le capital variable, qui en est bien ainsi l’élément essentiel ou, pour mieux dire, l’essence même25.

Je ne fais ici que rappeler des notions élémentaires de la pensée de Marx, éclairées par Michel Henry, de façon à pouvoir penser le copyleft en rapport. Pourquoi cette mise en rapport me paraît-elle pertinente ? Pour deux raisons : La première raison touche à la survivance de la pensée de Marx après que nous ayons traversé les mensonges du communisme d’Etat. Traversée apocalyptique qui nous permet aujourd’hui d’être désillusionnés vis-à-vis du crédit porté à la toute puissance de la science et de sa prétention à conduire la destinée humaine via la maîtrise et de l’histoire et des outils. Nous en avons fait l’expérience, il n’y a pas de « Raison dans l’Histoire »26, pas de lutte finale qui accomplisse la fin de l’histoire, mais au contraire, la reconnaissance aujourd’hui que la fin consommée de l’histoire est d’être sans fin27. La deuxième raison touche à la notion du copyleft qui, après la non moins apocalyptique traversée du capitalisme dans laquelle nous sommes plongés, nous permet de reconsidérer des notions essentielles de l’activité humaine à l’ère du numérique et qui concerne son caractère politique, économique et culturel.

Le copyleft comme usage de l’art.

Le copyleft modifie l’usage qu’il est possible de faire de l’art. Copier, diffuser et modifier les œuvres, sans interdiction commerciale. La seule restriction, mais qui garantit les libertés allouées, est de ne pas avoir d’usage exclusif des créations mises sous copyleft. Par « usage de l’art », entendons la pratique inventive dont la vie quotidienne est le témoin. Cette expression renvoie au titre de l’ouvrage de Nicolas Bouvier, L’usage du monde, un livre emblématique de l’art du voyage.

Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas a prouver qu’il se suffit a lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt, c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait28.

Faire, défaire, refaire, parfaire, le copyleft permet de prendre en considération l’usage des données qui constituent notre environnement culturel. Il invite à mettre l’accent sur la valeur d’usage des productions de l’esprit plutôt que sur la valeur d’échange qui, aujourd’hui, capte notre attention jusqu’à nous rendre captif de ses critères d’élection. Car c’est le matériau numérique et l’internet tel qu’il a pu se créer avec les protocoles ouverts qui matérialisent cette réalité. Les œuvres ne valent que par l’usage qui en est fait avec l’impossibilité, elle-même matérielle, d’avoir un pouvoir exclusif sur ce qui se crée dans ces conditions. Le fait remarquable est celui-ci : le numérique élimine la rivalité des productions en mettant en cause la valeur d’échange liée à leur rareté. Les biens non seulement ne sont plus rares mais sont multipliables à l’envi. Nous avons là un usage sans usure, dans les deux sens du mot « usure », c’est-à-dire sans que l’objet produit ne s’use grâce à sa multiplication et remise à neuf et sans qu’il ne soit possible de capitaliser dessus avec intérêt. Il n’y a pas de prêt, pas d’intérêt, c’est l’objet qui, en sa proximité d’accès et pour l’usage qu’il est possible d’en faire, devient intéressant. Cet intérêt est désintéressé, l’usage de l’art est commun, c’est un acte banal où tout un chacun peut s’exercer à partir et avec l’art d’autrui.

Un usage de l’art, redisons-le, comme usage du monde. Ce n’est pas l’utilisation de l’art à des fins achevées mais au contraire, un usage sans fin, sans finalités et la perpétuation infinie des ressources de l’art, de ses possibilités, de ses sources et re-sources. Nous ne sommes pas dans l’utilitarisme où la quête de l’objet n’est motivée que par son utilité comme finalité. Nous sommes, avec l’usage fait de l’art, dans le fonctionnement même de l’objet ouvert à toutes fins possibles, c’est-à-dire sans fins. L’usage de l’art est à l’utilitarisme ce que le voyage est au tourisme ou ce que la vacance est aux vacances. Un exotisme au sens où :

[…] la sensation d’exotisme qui n’est autre que la notion du différent ; la perception du Divers ; la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même ; et le pouvoir d’exotisme, qui n’est que le pouvoir de concevoir autre29.

Ce rapprochement avec l’exotisme comme « esthétique du divers » est particulièrement intéressant car il permet, alors que nous prenions nos distances avec l’esthétique pour retrouver en l’art sa valeur d’usage, de ne pas verser dans la négation de la reconnaissance des formes, négation d’une délectation subjective et qui aboutirait à nier là aussi, un art possible. Ce divers de l’esthétique nous permet également de faire retour sur les possibles qualités artistiques selon les critères esthétiques. Il est alors nécessaire de comprendre l’esthétique comme une « es-éthique », c’est-à-dire une connaissance intime de l’éthique, où les formes rencontrent la sculpture de soi comme éthique de vie. Comme l’observait Wittgenstein, là où

l’éthique et l’esthétique sont une seule et même chose30.

Il s’agit là d’un principe de création qui excède la seule esthétique et où l’art retrouve de sa fonction opératoire. C’est précisément ce que fait aujourd’hui le principe du copyleft en posant, de façon légale avec une licence juridique, la copie, la diffusion, la transformation des œuvres et l’interdiction de jouissance exclusive.

Paul Audi, dans son ouvrage Créer, introduction à l’esth/éthique31, insiste sur ce croisement au cœur de la création.

Créer, répétons-le encore une fois, est cet « événement » d’ordre esth/éthique qui consiste à redonner de la puissance à la vie, en lui ouvrant le champ des possibles. Certes, cette ouverture passe par une certaine production, mais elle ne s’y réduite guère. Car produire, c’est produire un objet, à partir du monde et dans l’horizon visible du monde ; alors que créer, c’est créer du possible à partir de la vie et sur le plan invisible de la vie. Cette distinction explique d’ailleurs pourquoi nul ne sait jamais s’il crée quand il produit quelque chose. Tous les artistes produisent des œuvres, mais ceux qui créent sont ceux dont la production instaure un domaine de possibilités qui ouvre la vie à une dimension nouvelle et inaperçue, qui lui donne tout d’un coup une portée différente et originale, une extension, pour ne pas dire une expansion, dont on ne soupçonnais guère (dont peut-être le créateur ne soupçonnait même pas!) qu’elle pût exister avant l’évènement de la création. C’est dire qu’il y a toujours dans cet événement non seulement quelque chose de soudain et d’inattendu, mais de miraculeux ou de prodigieux, parce que l’instauration d’un domaine de possibilités agit sur le réel à la manière d’une transfiguration32.

« Transfiguration », le mot nous intéresse car il dit le caractère entier d’un renouvellement, d’une mue. Certains animaux, comme par exemple les lépidoptères, agissent ainsi : la larve devient chrysalide puis imago33. Sans parler de la Transfiguration34 qui est pour les chrétiens ce moment historique préfigurant la résurrection de la chair, la victoire de la vie sur la mort et l’avènement de la vie éternelle. Ceci rappelé dans le rituel de la communion avec la transsubstantiation35, opération dans laquelle les croyants consomment réellement le corps et le sang du Christ à travers le pain et le vin de l’eucharistie36. Loin d’être un symbole, c’est pour les pratiquants, une réalité matérielle, effective et qui opère le vivant réellement, tout à la fois l’esprit, le corps et le cours de la vie. Autrement dit, nous sommes là en présence d’une réalité révolutionnante, produisant une révolution effective pour ceux qui en sont touchés, la seule certainement qui ait eu lieu réellement dans l’histoire.

Marx certes était athée, « matérialiste », etc. Mais chez un philosophe aussi il convient de distinguer ce qu’il est et ce qu’il croit être. Ce qui compte, ce n’est d’ailleurs pas ce que Marx pensait et que nous ignorons, c’est ce que pensent les textes qu’il a écrits. Ce qui paraît en eux, de façon aussi évidente qu’exceptionnelle dans l’histoire de la philosophie, c’est une métaphysique de l’individu. Marx est l’un des premiers penseurs chrétiens de l’Occident37.

Pratique critique, pratique économique de l’art.

La praxis38, notion centrale chez Marx, rejoint celle du copyleft quand celle-ci n’est pas seulement une idée, une bonne idée, une idée louable, un concept intéressant, mais quand elle est cette « activité humaine sensible » ou encore cette « activité effective sensible »39 pour reprendre la définition que donne Marx de la pratique, autrement dit de la praxis, et qui n’a de réalité que dans la concrétude de la subjectivité de son acte. Cette pratique, mise en regard avec la pensée, productrice de théories, n’est pas l’accomplissement de la théorie en pratique mais la pratique même d’une pensée active et qui se concrétise en faits et gestes.

À l’objectivité d’une théorie prétendant à la vérité scientifique s’interpose la subjectivité de l’individu qui agit concrètement. Pour autant, il y a rapport entre la théorie et la pratique, car la pratique est la condition pour qu’une théorie puisse devenir effective.

La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve sa vérité, c’est-à-dire la réalité et la puissance de sa pensée dans ce monde et pour notre temps40.

Et donc

L’opposition de la praxis et de la théorie fonde la distinction du travailleur et du non-travailleur. Imaginons un coureur sur la cendrée du stade. En tant qu’objet de l’intuition, comme phénomène empirique, objectif, sensible, naturel, sa course est là pour tous et pour chacun. Mais les spectateurs regardent et ne font rien. Ce n’est donc pas l’intuition empirique de la course, son apparence objective qui peut la définir, constituer sa réalité, elle n’est justement que son apparence. La réalité de la course réside dans la subjectivité de celui qui court, dans l’expérience vécue qui n’est donnée qu’à lui et le constitue comme individu, comme cet individu en train de courir, comme un individu « déterminé » pour parler comme Marx. C’est là ce que signifie l’affirmation décisive de la première thèse selon laquelle la pratique est subjective. Parce que la pratique est subjective, la théorie qui est toujours la théorie d’un objet, ne peut atteindre la réalité de cette pratique, ce qu’elle est en elle-même et pour elle-même, sa subjectivité précisément, mais seulement se la représenter, de telle manière que cette représentation laisse nécessairement hors d’elle l’être réel de la pratique, l’effectivité du faire. La théorie ne fait rien41.

Il s’agit là d’un renversement de perspective où ce n’est pas la théorie qui guide la pratique mais la pratique qui réalise la théorie. L’action est ce moment où la pratique est pensée concrète. Agir alors, consiste à « pousser l’intelligence hors de chez elle » de façon à « briser le cercle du donné » :

Il est de l’essence du raisonnement de nous enfermer dans le cercle du donné. Mais l’action brise le cercle. Si vous n’aviez jamais vu un homme nager, vous me diriez peut-être que nager est chose impossible, attendu que, pour apprendre à nager, il faudrait commencer par se tenir sur l’eau, et par conséquent savoir nager déjà. Le raisonnement me clouera toujours, en effet, à la terre ferme. Mais si, tout bonnement, je me jette à l’eau sans avoir peur, je me soutiendrai d’abord sur l’eau tant bien que mal et en me débattant contre elle, et peu à peu je m’adapterai à ce nouveau milieu, j’apprendrai à nager (…) Il faut brusquer les choses, et, par un acte de volonté, pousser l’intelligence hors de chez elle42.

Là est l’économie véritablement opérante, économie transfigurée par et pour l’action effective. Agir n’est pas s’agiter, on coulerait à brasser de l’eau sans pouvoir nager ; l’action n’est pas l’activisme car l’action se déploie dans le non-agir43. Agir c’est se laisser porter par l’eau, se découvrant flotter en compréhension de la nature de l’eau et ainsi accédant à la nage. Le non-faire est l’autre du faire, le copyleft est l’autre de l’auteur. L’action ouvre et ouvre à l’action. Cette action n’est pas un enfermement, contrairement à l’activisme qui n’est que le miroir de l’idéalisme, sa projection figée par le fantasme d’un agir définitif. Avec la praxis comme réalité de la pratique et pratique de la réalité, nous sommes dans l’intimité subjective, là où du réel passe, entre toutes les subjectivités. C’est dire également pourquoi la subjectivité de l’individu pratiquant cette « activité effective sensible » n’est pas l’individualisme renfermé sur lui-même44. C’est l’action même de l’ouverture des individus aux individus. Ceci formant, non pas un cercle comme une communauté ou un collectif ou encore un parti, mais un espace d’actions où chacun excède le cercle des données de chacun. Comment nommer cet espace commun à tout un chacun ? Peut-être un espace comme un espace comme un espace comme espace commun espace comme… un espace commun espace comme un espace comme un espace, comme une unité jamais close et qui s’exerce dans la réelle présence de son histoire infinie. Une économie qui fait l’économie de l’économie ?

 

1« Définition d’un logiciel libre », http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.fr.html

2« Qu’est-ce que le copyleft ? » http://www.gnu.org/copyleft/copyleft.fr.html

3« GNU General Public License » http://www.gnu.org/licenses/gpl.html

4GNU Operating System http://www.gnu.org/home.fr.html

5Free Software Foundation http://www.fsf.org/

6Avec un groupe d’artistes réunis autour de la revue Allotopie : François Deck, Emmanuelle Gall, Antonio Gallego et Roberto Martinez.

7Rédigée, avec les participants de la liste de diffusion copyleft_attitude@april.org, par Mélanie Clément-Fontaine, David Géraud, juristes, et Isabelle Vodjdani, Antoine Moreau, artistes ; puis avec Benjamin Jean, juriste, en remplacement de David Géraud pour la version 1.3.

8Préambule de la Licence Art Libre, https://artlibre.org/licence/lal/

9M. HENRY, Voir l’invisible. Sur Kandinsky, PUF, Paris, 2005, p. 209, 210.

10HEGEL, Esthétique, textes choisis par Claude Khodoss, PUF, 2004, p. 23.

11K . MARX, Introduction de 1857, in : Contribution à la critique de l’économie politique, trad. M. Husson et G. Badia, Paris, Editions sociales, 1977, p. 158, cité par I. GARO, Marx et la critique de l’esthétique, http://www.marxau21.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=54:marx-et-la-critique-de-lesthetique&catid=54:culture-arts-a-esthetique&Itemid=77, s d, Marx au XXIe siècle.

12M. HENRY, op. cit., p. 687.

15K. MARX, Œuvres, Pleiade, tome I, p. 618, cité par M. HENRY, Marx, Gallimard Tel, 1976, p. 659.

16K. MARX, idem, tome I, p. 278 cité par M. HENRY, idem, p. 696.

17M. HENRY,  op. cit, p. 713.

18« Le hacking, notamment celui touchant à l’informatique, est une pratique visant à un échange « discret » d’information en fouillant ou bidouillant. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Hacking

19M. DE CERTEAU, L’invention du quotidien, 1. arts de faire, op. cit. Introduction générale, p. XXXVII.

20« […] parce que, pour Marx, la possibilité de savoir, la théorie repose sur la réalité. C’est pourquoi, de Kant à Marx, la question transcendantale se déplace , elle n’est plus une interrogation portant sur la possibilité principielle de la science, en l’occurrence l’économie politique, mais concerne d’abord la réalité qui vient faire l’objet de cette science, l’ « économie » entendue maintenant dans sa relation à la praxis et aux modes fondamentaux de son accomplissement effectif. Ce sont ces modes qui forment désormais le thème de la philosophie transcendantale. Quand il s’agit de l’économie marchande, c’est-à-dire justement l’une des modalités essentielles selon lesquelles la praxis humaine s’est accomplie et continue de s’accomplir aujourd’hui, la question est donc celle-ci : qu’est-ce qui rend possible une telle économie? Qu’est-ce qui fait que quelque chose comme l’échange a pu se produire dans l’histoire et, d’une manière principielle, peut le faire? », M. HENRY, op. cit., p. 613. Note de bas de page rajouté par nous.

21M. HENRY, op. cit. p. 656 citant MARX, Grundrisse, II, p. 412 et I, p. 75, 76.

22K. MARX, Œuvres, Gallimard Pléiade, tome I, p. 705, cité par M. HENRY, op. cit. p. 767.

23K. MARX, idem, p. 765, cité par M. HENRY, idem p. 767, 768.

24i.e. capital constant.

25M. HENRY, Idem, p. 769.

26Pour reprendre le titre d’un ouvrage de Hegel.

27« la fin-but se réalisant, suivant le langage humain, après la fin-terme de l’histoire, est par là elle-même insérée, en son existence, dans une relation au moins quasi historique, et cette imprégnation historisante se confirme en ce que son contenu éternel apparaît comme étant lui-même une histoire, certes purement spirituelle, en quelque sorte supra-historique ou éternelle. C’est ainsi que Saint Augustin fait déboucher le septième et dernier jour de la grande semaine de l’histoire, jour en repos du Jugement ou de l’Arrêt divin, à travers un passage qui n’en est plus un, car ce septième jour « n’a pas de soir », dans un huitième jour, celui de la béatitude de l’âme retrouvant son corps ressuscité, huitième jour qui, comme un jour, poursuit l’histoire, mais comme jour huitième, jour d’après la semaine historique des sept jours, comme « jour éternel », n’est plus l’histoire, elle, en tant que proprement histoire, bien finie. La fin de l’histoire est réelle, elle clôt réellement l’histoire, mais en s’ouvrant, « fin sans fin », dit Augustin, à et, mieux, en la vie éternelle qui, pour un être fini, est bien encore un devenir, une « histoire » transfigurée, infiniment post-historique. Cette fin paradoxale, tout comme la totalité, la finalité et l’unité ou universalité de l’histoire, seront l’objet de la laïcisation rationnelle opérée par toutes les philosophies de l’histoire. » B. BOURGEOIS, « La fin de l’histoire », séance du 12 décembre 2005, Académie des Sciences Morales et Politiques, http://www.asmp.fr/travaux/communications/2005/bourgeois.htm

« Ce septième âge sera notre sabbat, et ce sabbat n’aura pas de soir, mais il sera le jour du Seigneur et, pour ainsi dire, un huitième jour éternel : car le dimanche, consacré par la résurrection du Christ, préfigure l’éternel repos, et de l’esprit, et du corps. Là, nous nous reposerons et nous verrons ; nous verrons et nous aimerons ; nous aimerons et nous louerons. Voilà ce qui sera à la fin, sans fin. Et quelle autre fin avons-nous, sinon de parvenir au Royaume qui n’aura pas de fin ? » Saint AUGUSTIN, La Cité de Dieu, tome 3, XXII, 30, 5, Seuil, Points Sagesse, 2004.

28N. BOUVIER, L’usage du monde, Petite Bibliothèque Payot, 1992, p. 12.

29V. SEGALEN, Œuvres complètes, tome I, « Essai sur l’exotisme », Robert Lafont, Bouquin, 1995, p. 749

30 L. WITTGENSTEIN, Tractacus logico-philosophicus, 6.421, tra. G. G. Granger, Paris, Gallimard, 1993, p. 110. Cité par P. AUDI, Créer, introduction à l’esth/éthique, Verdier, 2010, p. 128.

31P. AUDI, Créer, introduction à l’esth/éthique, Verdier, 2010.

32P. AUDI, Idem, p. 163.

33« Le terme d’imago (au masculin) désigne le stade final du développement d’un insecte ptérygote, ayant effectué sa métamorphose. Il s’agit aussi du stade adulte reproducteur, par opposition aux stades larvaires qui, sauf cas particuliers, ne sont pas capables d’effectuer la reproduction. L’imago est caractérisé par le développement des ailes (sauf chez les espèces secondairement aptères) et de l’appareil génital. La mue qui aboutit à l’imago est dite imaginale. », http://fr.wikipedia.org/wiki/Imago

34« La Transfiguration », Service Biblique Catholique, http://www.bible-service.net/site/640.html

35« Définition : Transsubstantiation », Église Catholique en France, http://www.eglise.catholique.fr/ressources-annuaires/lexique/definition.html?lexiqueID=553

36Du grec ancien εὐχαριστία / eukharistía, qui signifie « action de grâce ».

37M. HENRY, op. cit. p. 918, 919.

38« activité immanente d’un sujet (opposée à l’action transitive, qui s’exerce sur un objet) » I. GOBRY, Le vocabulaire grec de la Philosophie, Ellipses, 2000, p. 128.

39E. RENAULT, Le vocabulaire de Karl Marx, Ellipses, 2001, p. 46.

40K. MARX, Thèse sur Feuerbach, cité sans références par M. HENRY, op. cit. p. 367.

41M. HENRY, op. cit. p. 353.

42 H. BERGSON, L’évolution créatrice, PUF, 1941, 2006, p.193 – 195.

43« Par le Non-agir, / il n’y a rien qui ne se fasse. / C’est en restant toujours dans le Non-faire (wu shih) / que l’on gagne l’Empire. / Dès que l’on s’affaire, / on n’est pas à même de gagner l’Empire. » Lao TSEU, Tao Te King, traduit et commenté par M. CONCHE, PUF, 2003, p. 263.

Commentaire de M. CONCHE : « L’homme-poète est le contraire de l’homme d’action – l’homme de la raison calculante, qui agence des moyens en vue d’une fin, afin de maîtriser ce qui peut se produire et de faire dépendre les évènements de la volonté de l’homme. Mais, sans l’homme – l’interventionnisme humain -, le cours des choses est déjà orienté. Car il y a une Voie déjà définie en toutes choses. Ne plus agir sur le monde est le laisser être selon sa spontanéité, le laisser aller. La Nature prend les choses en main, et il n’y a rien qui ne se fasse comme il convient que cela se fasse selon la Nature. Le Non-agir signifie l’accueil absolu de tout ce qui a lieu de soi-même, qui s’expose en vérité sous le Ciel : ainsi est-on en paix avec Tout-sous-le-Ciel – le monde. L’Accueil, n’écartant rien de ce qui se fait selon la Voie, accepte avec semblable joie toutes les productions de la Nature, sans reconnaître aucun privilège à l’être humain. » Idem, p. 265.

44Voir l’opposition de Marx à Max Stirner explicité par M. HENRY, op. cit., p. 496 – 529.

M. STIRNER, L’unique et sa propriété, La Table Ronde, 2000.

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