L’activité opératoire, du Livre à l’internet. Une livraison.

une photographie de Philippe Diaz représentant des rayonnages de livres et trois personnes

Antoine Moreau, « L’activité opératoire, du Livre à l’internet. Une livraison« , septembre 2007 – mai 2008. Un texte écrit pour « Poétique(s) du numérique » en suite des tables rondes organisées par http://apo33.org et le Cerci (université de Nantes) lors du Festival Scopitone, 30 juin et 1er juillet 2006 à Nantes. Publié sous la direction de Sophie Gosselin et Franck Cormerais aux Éditions L’entretemps, collection l’électron musagète, octobre 2008. Copyleft : ce texte est libre, vous pouvez le copier, le redistribuer et le modifier selon les termes de la Licence Art Libre http://www.artlibre.org

Photographie : 9608.jpg, Philippe Diaz, 19 septembre 2003, une photographie représentant des rayonnages de livres et trois personnes http://www.adamproject.net/images/9608.jpg Copyleft : cette photographie est libre, vous pouvez la copier, la redistribuer et la modifier selon les termes de la Licence Art Libre http://www.artlibre.org

 

1/

Prenons la notion de « poétique » dans son sens premier et précis :

poïêsis, l’activité opératoire.1

Voyons son inscription dans l’histoire :

du Livre (des feuilles) à l’internet (du numérique).

Notons, pour nous aider à saisir l‘activité opératoire contemporaine, ce point (qui aura été culminant) de l’inscription poétique, un livre : « Le Livre » [explosé d’un poète en pleine écriture]2.

Et nous verrons la forme, en sa plasticité3 même, que prend ce qui mêle aujourd’hui l’inscrit volatil à l’immatérielle mémoire.

2/

En suite du Livre (la Bible),

le livre intitulé « Le Livre » [non livré par son auteur même, Mallarmé]

nous indique la forme que peuvent prendre les livraisons d’écritures à partir de ce

moment de mémoire

inscrit dans le support immatériel (le numérique et l’internet)4.

[Autrement dit et par ailleurs et comme nous le savons] : « au début était le Verbe »,

les tables de la Loi allaient manifester Sa volonté.

Puis, (comment ne pas le savoir ?), ce Verbe s’est incarné, s’est fait chair :

la Loi s’accomplissait, non plus dans le dur, gravée dans le marbre, mais dans le coeur

palpitant d’une humanité sauvée du sacrifice de la preuve inscrite et visible.

En suite de ces faits fondateurs pour nos écritures5,

en suite de l’Écriture,

les écritures

se seront affranchies du Verbe qu’elles tutoieront noir sur blanc, sur papier, pour Le destituer de Son statut d’Auteur, de Créateur, et Le remplacer en

Le niant par… (le néant ?) des Auteurs des Créateurs des Artistes.

Une histoire, la nôtre mondiale aujourd’hui6 : le Verbe, Son Incarnation, Sa Mort et Sa Vie à nouveau et pour toujours pourtant Incarnée aujourd’hui à travers même Son Absence.

Le Livre de Mallarmé est le point ultime et (non)écrit et raté de l’histoire du Verbe et de Son Incarnation,

Sa mise à mort et résurrection toujours

(si on en croit l’histoire)(loin d’être un mythe)7,

un éternel mensonge (si on ne s’en laisse pas conter)(proche d’être une fable)8.

Cette histoire incontournable que raconte, à sa façon négative, en toute perte de ses moyens, l’auteur du « Coup de dés ».

Reprenons, pour notre gouverne, la phrase qui apparaît

entre

coupée

dans le poème de Mallarmé et qui révèle, en même temps qu’elle se lit comme l’avènement de ce qui existe : « Rien n’aura eu lieu que le lieu »9.

Je n’ai créé mon Œuvre que par élimination, et toute vérité acquise ne naissait que de la perte d’une impression qui, ayant étincelé, s’était consumé et me permettait, grâce à ses ténèbres dégagées, d’avancer plus profondément dans la sensation des Ténèbres Absolues. La destruction fut ma Béatrice.10

3/

Il s’agit pour nous peut-être alors, en héritage de cette découverte du vide, du néant et du matérialisme triomphant à l’époque moderne, de comprendre comment et pourquoi cette « destruction » apparente et ressentie comme telle est le

mode d’être de ce qui se construit aujourd’hui avec le numérique, l’internet et

le copyleft comme « ASSURANCE-VIE ».

Assurance d’un écosystème où le

lieu de l’évènement est un

lieu d’être. « Est » ce qui a

lieu d’être, ce qui ne peut-être que ce

lieu , cet événement là pour habiter le

lieu d’un monde étrange toujours. Ce

lieu arraché à la terre, où les racines sont autant de fils électriques, de fils visibles ou invisibles, de liens affectifs et affectant nos organes.

Car il y a un corps et des organes11 comme il y a eu (et il y a tous jours et pour tous jours) un Verbe et Son incarnation. Ce phénomène, (appelons

ça comme ça),

est aussi celui de l’immatériel

tel qu’a pu le penser Berkeley par exemple.

Quoi ! Ce splendide rouge, ce magnifique pourpre que nous voyons sur ces nuages là-bas sont-ils réellement en eux ? Ou bien imaginez-vous que les nuages ont en eux-mêmes un aspect autre que celui d’un brouillard, d’une vapeur sombre ?12

Rien n’existe sinon l’immatière.13

La négation de la matière (qui est abstraction réelle)

est l’affirmation du corps et de ses organes (concrétude réelle).

L’immatériel du numérique et du net est la fine fleur sensible de nos perceptions.

Il n’y a pas de matériel, seulement des perceptions de ce qui est sensible.

Et ainsi, ce qui est, est sensible, est sensé. Et raison et justesse.

4/

Mais revenons au

Livre impossible à écrire et qui se cogne au

Livre qui a pu être écrit et qui demeure l’Écriture référente,

(comme la lecture, la traduction et l’écriture d’Erri de Luca en témoigne aujourd’hui14).

Son livre sera constitué de feuilles libres, mobiles. En se refusant à relier le volume, Mallarmé introduit la mobilité et de ce fait, la vie dans le Livre. Le déploiement d’un tel Livre, par conséquent, est par essence infini ; Mallarmé dit d’ailleurs du Livre qu’il est sans début ni fin : perpétuel donc.15

Tutoyer ainsi, en se mesurant au Créateur, le « miracle de la création », cet accident inimaginable, est un fait récurrent dans l’histoire et qui se manifeste par des techniques et selon les circonstances qu’on va dire « culturelles ». Outre la tentative parmi les plus accomplies,

dans son échec même,

celle de Mallarmé avec Le Livre, nous pouvons repérer le concept de

rhizome de Deleuze et Guattari16 que nous allons développer plus loin.

Car pour le moment, il nous faut dire que Le

Livre de Mallarmé, projet apocalyptique en ce sens qu’il dévoile ce qu’un

livre peut en toute puissance,

s’est brûlé au

Livre, l’Unique Multiplicateur d’écritures, celui de la Tradition Biblique.

Il ne verra pas le jour,

il demeure toujours réellement virtuel et toujours

en cours d’écriture, de lecture pour tout dire.

Comme Icare, le poète [il faut le dire, cela tonne aux oreilles : mal armé pour cette entreprise d’autant plus qu’il s’y croyait, bien armé…] ouvert au Texte par excellence (la poésie en son écriture et vie),

s’est confronté aux rayons d’un SOLEIL qui, pour toute tentative d’horizontal arrachement à la terre, plante là sa verticalité sans retour.

Ramené à la rondeur de la planète et à sa déception pure et simple,

Icare comme Mallarmé

sont déplumés de leur désir de puissance

via le mouvement même

de la volonté

de son déploiement absolu.

5/

L’horizon du désir de puissance est rond,

mieux même : il n’y a pas d’horizontal,

mais ce que traduit la rondeur de la terre :

LE CROISEMENT DE L’HORIZONTAL D’AVEC LE VERTICAL.

C’est avec ce rappel du vertical, c’est à dire du transcendant dans l’immanent, que nous allons pouvoir comprendre ce qui différencie le rhizome de Deleuze et Guattari du réseau électronique. Cette connaissance est nécessaire si nous ne voulons pas que le réseau des réseaux, l’internet dont le déploiement est, il est vrai, de nature rhizomique, ne s’auto-détruise par la puissance même de son pouvoir d’arrachement.

Pour contrarier le plan d’immanence17 inhérent au rhizome et préserver ainsi sa fuite absolue dans un dépècement dommageable

pour le réseau électronique, nous allons convoquer ce qui permet

à l’immanence de demeurer telle,

à la puissance de ne pas virer en pouvoir,

à la liberté d’être en rapport avec elle-même et

à la logique des corps d’avoir une conversation toujours féconde et contradictoire

(tactique de la dialectique comme « négation de la négation »)

avec la raison possible.

Nous allons croiser, le tranchant du plan d’immanence d’avec l’acéré de la flèche du transcendant.18

Ceci se fait avec un principe de droit que nous dirons « naturel »19 : le copyleft

venu au monde via le réseau électronique

(en son mot inventé, mais « déjà fait »20 par nature).

Le monde révolutionné, arraché à la terre par le lieu cyber du net, sans que la catastrophe prévue, voire fantasmée de la « technique en-soi » ne s’accomplisse, car c’est bien avec cette révolution que le monde perdure en son mouvement où, nature et raison sont pôles opposés et en regard.

Ce monde cyber où l’absence de terre fait terrain à nouveau frais.

Il nous faut rappeler là ce qu’est cet arrachement du monde à sa nature première, sinon originelle, (selon ce que Heidegger dit de la technique et qui arraisonne la nature) :

C’est justement dans l’Arraisonnement, qui menace d’entraîner l’homme dans le commettre comme dans le mode prétendument unique du dévoilement et qui ainsi pousse l’homme avec force dans le danger qu’il abandonne son être libre, c’est précisément dans cet extrême danger que se manifeste l’appartenance la plus intime, indestructible, de l’homme à « ce qui accorde », à supposer que pour notre part nous nous mettions à prendre en considération l’essence de la technique.

Ainsi – contrairement à toute attente – l’être de la technique recèle en lui la possibilité que ce qui sauve se lève à notre horizon.21

Il nous semble alors que « ce qui accorde » l’homme à l’essence de la technique à travers l’internet, le numérique

et le copyleft comme principe conducteur

c’est bien ce Texte dont Pierre Legendre rappelle qu’il nous inscrit dans le tissu social22.

Un Texte que nous trouvons sous forme de

code-source,

le langage des machines,

un langage qui, traduit, nous parle et produit de la parole, de l’écriture. Car c’est bien à travers la technique entendue dans son essence23, c’est à dire sa

verticale mécanique opératoire

que nous nous préservons des dangers réels qu’elle représente.

Se protéger de ses dangers c’est le souci éthique du copyleft qui, avec le plan d’immanence de l’avènement technique institue un inter-dit fondamental :

ne pas avoir jouissance exclusive des biens mis en commun,

ceux qui,

fabriqués sous les conditions du copyleft, demeurent ainsi toujours librement copiables, diffusables et transformables. Sans exclusive.

L’inter-dit (ce qui est dit entre), le discours sur l’écart ou le discours sur la dette notifient que le fait d’exister, plus exactement le fait humain d’exister en référence à une légitimité, comporte une dimension négative. Non pas sous la forme simplement de la douleur ou de la privation que nous partageons avec les autres animaux, mais sous forme de la limite qu’implique le joug du lien de parole et que les cultures traduisent à travers les constructions normatives de l’interdit et de la dette.24

L’inter-dit, en sa nécessité vitale, n’agit-il pas comme un « plan d’immanence » qui va couper le chaos25 pour y permettre la vie présente et présentable ? Autrement dit,

l’horizontal du rhizome et

le vertical du dogme,

dans leur stricte, irréconciliable et totale opposition

n’ont-ils pas rapport intime et n’articulent-ils pas ce qu’il en est de la vérité de la chose ?

Nous pensons, mais c’est une autre histoire, que la croix du Dieu vivant mort et ressuscité, a pu être la manifestation historique d’un croisement de cette nature.

Un monde vrai et réel selon ce qu’a pu en voir le voyant dans sa dérive avec la vierge folle.26 Un monde où l’objet même poursuivi se concrétise par son rejet,

ou plus exactement, sa mise à l’écart, son à côté.

Le poète s’en va en Afrique voir s’il y est plus poète encore qu’en écriture et l’artiste fait de sa vie une oeuvre d’art peut-être plus intéressante que l’art lui-même27. Fabuleuse illusion.

Ceci pour préciser aussi que le lieu dont nous parlons est une aire ouverte où les conceptions qui s’opposent sont

sur les bords,

en périphérie,

en regard,

en rapport spéculaire.

L’immatérialité de ce lieu et de ce qui s’y passe fait le vide fécond. Quelque chose de puissant s’y trouve opérant et offre une direction sans qu’il ne soit nécessaire d’y faire

œuvre de volonté directive.

Car l’histoire est à double sens,

un sens horizontal et un autre vertical,

après qu’elle ait terminé sa course unilatérale d’ordre purement chronologique28.

6/

C’est pourquoi nous rapprochons, dans notre compréhension de l’internet et du copyleft,

dans la compréhension de ce qui fait moteur pour ce qui nous occupe,

la verticalité Legendrienne de l’horizontalité Deleuzienne.

Il nous semble que ces deux auteurs ont montré un souci commun : celui de la réalisation d’une « centralité libre » échappant à l’écrasante terreur de la bêtise et de la bestialité.

Le rhizome,

« qui est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo »29 pour l’un et

l’entre-deux pour l’autre où

« le sens de sa vie pour le sujet, c’est à dire sa raison de vivre, tient à un entrelacement de discours, dont il n’est ni le maître ni l’esclave ; on appellera liberté subjective cette marge de manœuvre, un entre-deux ».30

Que l’un pose le corps sans organe, le plan d’immanence et les lignes de fuite

et l’autre l’institution, l’interdit et l’État

montre assez leurs divergences

mais nous pensons que, sans chercher à les rassembler ou nier leur franche opposition,

la notion de copyleft les assemble.

Nous pourrions tout aussi bien nous contenter de croire que l’internet est un rhizome tout simplement. Mais il y a dans l’extase rhizomique aussi bien en ligne que hors ligne31, un déni tenace,

celui de l’opération d’une transcendance

quand bien même le sujet, libre de toute verticalité et se répandant à l’horizontal dans l’immanence quasi pure, serait souverain et détaché de toutes racines. Ainsi, par exemple, s’exprime le théoricien de « l’intelligence collective » :

Sur le Web, tout est sur le même plan. Et cependant tout est différencié. Il n’y a pas de hiérarchie absolue, mais chaque site est un agent de sélection, d’aiguillage ou de hiérarchisation partielle. Loin d’être une masse amorphe, le Web articule une multitude ouverte de points de vue, mais cette articulation s’opère transversalement, en rhizome, sans point de vue de Dieu, sans unification surplombante. Que cet état de fait engendre de la confusion, chacun en convient. De nouveaux instruments d’indexation et de recherche doivent être inventés, comme en témoigne la richesse des travaux actuels sur la cartographie dynamique des espaces de données, les « agents » intelligents ou le filtrage coopératif des informations. Il est néanmoins fort probable que, quels que soient les progrès à venir des techniques de navigation, le cyberespace gardera toujours son caractère foisonnant, ouvert, radicalement hétérogène et non totalisable. 32

Le déni réside ici en ce que cette foi dans le non-totalisable supposé participe d’une

idéologie (au sen de Marx33), alors que la structure même du net appelle à

la nécessité dogmatique pour se garantir de toute idéologie et du déni de ce qui fait réel.

Autrement dit, la croyance dans ce « non-totalisable » masque le caractère totalisant et qui au final pourrait être totalitaire de l’internet34

si la question du dogme est occultée.

Un dogme qui, nous le rappelons :

« Nous renvoie à la tradition grecque, littéraire, philosophique et politique. Le mot « dogme » y est utilisé pour désigner le récit des rêves ou des visions, pour dire l’opinion, mais aussi la décision ou le vote. Il y a aussi un sens proche de doxa, terme grec lui aussi, qui signifiait axiome, principe, mais aussi embellissement ou décor ».35

7/

Le copyleft est cette dogmatique, puisqu’il faut bien l’appeler ainsi,

propre au numérique et à l’internet qui croise et troue le rhizome

pour que celui-ci ne soit pas, dans son immanence pure,

une coupe à ce point radicale du chaos qu’elle coupe non seulement toutes possibilités généalogiques mais bien

toutes possibilités au réseau et au numérique d’être viable, d’être vivable.

C’est ce souci de vie, de pratiques de vies, qui nous fait rejoindre Michel Henry quand il affirme que la transcendance repose sur l’immanence et que :

L’immanence est le mode originaire selon lequel s’accomplit la révélation de la transcendance elle-même et, comme telle, l’essence originaire de la révélation.36

Ce croisement de l’horizontal et du vertical nous pensons qu’il est le lieu du copyleft

comme principe de réalisation et qu’il est le carrefour où s’élaborent une dialectique37

que nous qualifierons d’

« immatérialiste ».

Une dialectique où les contradictions sont, dans leur apparence factuelle, entreprises comme telles, c’est à dire comme ce qui fonde le réel.

Il n’y a pas de « sens de l’Histoire »38 et

nuls récits fabuleux ne peut avoir prise pour, « matériellement », réaliser un lieu, finalement idéal, au delà de tout idéal en une pose définitive39.

Il y a en vérité la vertu du virtuel, c’est-à-dire

ce qui est en puissance contre tout pouvoir et

volonté de faire, de faire acte, de faire preuve d’existence accomplie et définitive.

Ce qui pourrait s’appeler

« l’immatérialisme dialectique »

est sans doute le renouvellement de la dialectique après qu’elle ait été entreprise par le matérialisme historique. Une dialectique post-historique (ou para-historique)

qui permet d’agir en fonction de ce que

nous avons pu apprendre

de l’Histoire, par l’Histoire, mais non pour l’Histoire.

Une poétique du numérique s’inscrit en

libre copie, diffusion et transformation

des écritures, des histoires avec

l’inter-dit

explicite et qui fonde :

Tu n’auras pas emprise exclusive sur les biens communs,

la langue commune, les langages comme Un,

ce qui appartient à chacun est et demeure à tous.

Le poème

nous traverse toujours et

nous transporte encore,

il ne saurait rester en travers de la gorge

captif d’une bouche.

 


1ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Librairie philosophie J. Vrin, (traduction J. TRICOT), Paris, 1990, VI, 4, p. 282 et suivantes.

2« J’irai plus loin, je dirai : le Livre, persuadé qu’au fond il n’y en a qu’un, tenté à son insu par quiconque a écrit, même les Génies. L’explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence : car le rythme même du livre, alors impersonnel et vivant, jusque dans sa pagination, se juxtapose aux équations de ce rêve, ou Ode. Voilà l’aveu de mon vice, mis à nu, cher ami, que mille fois j’ai rejeté, l’esprit meurtri ou las, mais cela me possède et je réussirai peut-être; non pas à faire cet ouvrage dans son ensemble (il faudrait être je ne sais qui pour cela!) mais à en montrer un fragment d’exécuté, à en faire scintiller par une place l’authenticité glorieuse, en indiquant le reste tout entier auquel ne suffit pas une vie. Prouver par les portions faites que ce livre existe, et que j’ai connu ce que je n’aurai pu accomplir. » S. MALLARMÉ, lettre adressée à Paul Verlaine, Paris, lundi 16 novembre 1885, http://fr.wikisource.org/wiki/Autobiographie_(St%C3%A9phane_Mallarm%C3%A9)

3« Rappelons que selon son étymologie – du grec plassein, modeler – le mot « plasticité » a deux sens fondamentaux. Il désigne à la fois la capacité à recevoir la forme (l’argile, la terre glaise par exemple son dites « plastiques ») et la capacité à donner la forme (comme dans les arts ou la chirurgie plastiques). Mais il se caractérise aussi par sa puissance d’anéantissement de la forme. N’oublions pas que le « plastic », d’où viennent « plastiquage », « plastiquer », est une substance explosive à base de nitroglycérine et de nitrocellulose capable de susciter de violentes détonations. On remarque ainsi que la plasticité se situe entre deux extrêmes, d’un côté la figure sensible qui est prise de forme (la sculpture ou les objets en plastique), de l’autre côté la destruction de toute forme (l’explosion). » C. MALABOU, La plasticité au soir de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction. Éditions Léo Scheer, 2005, note de bas de page p. 25 et 26.

4« L’immatérialité du support informatique est devenu un refrain qui trouve sa source dans la séparation du matériel et du logiciel. […] Tout document informatiquement conservé n’existe que sous forme de bribes disjointes, qu’il peut être dupliqué et multiplié, retouché et transformé. Il ne s’agit pas de matière d’une chose, mais d’un état de la matière, celle des circuits. Il ne s’agit pas des circuits en tant que circuits mais de leur état physique. Il ne s’agit pas de matériel versus immatériel, mais d’état de la matière, de statuel, si l’on me permet ce néologisme. » Clarisse Herrenschmidt, Les trois écritures. Langue, nombres, code, Gallimard, 2007, p. 453, 454.

5Celles-ci demeurerons encore longtemps « précatoires », c’est à dire « priantes », c’est à dire référentes et liées au Livre. Elles auront eu par la suite, en la personne du Marquis de Sade, l’initiateur d’une littérature alors « imprécatoire » (Michel Surya, L’Imprécation littéraire, Farrago, Paris, 1999.) pour aujourd’hui ne plus avoir de rapport avec l’Écriture et se développer comme écritures multiples et mineures, souvent auto-fictionnelles et finalement sans histoire.

6« Car cette mondialisation, en même temps que nous ne percevons plus ses limites, nous la savons finie et seulement projetée. Il s’agit d’une latinisation et, plutôt que d’une mondialité, d’une mondialisation essoufflée, si irrécusable et impériable qu’elle reste encore. » J. DERRIDA, Foi et Savoir, Point Seuil, 1996, p. 48.

7R. GIRARD, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Éditions Grasset & Fasquelle, 1999.

8NIETZSCHE, Oeuvres, tome II, Robert Laffont, Bouquins, 1993, p. 967.

9Dans le poème « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » http://www.saltana.org/1/docar/coupdedes.pdf (page visitée le 30/10/08). Ce qui a pour conséquence, comme le montre très bien Stéphane Pillet, de considérer la création comme une opération originelle de toute première importance : « Selon Mallarmé, il faut rendre à la page sa blancheur originelle. De ce fait, le blanc de la page est le lieu originel mais également la destination finale. Mallarmé procède donc à un blanchissement des mots et son poème idéal doit être un « fantôme blanc comme une page pas encore écrite » (oc 310). Ainsi, « indéfectiblement le blanc revient, tout à l’heure gratuit, certain maintenant, pour conclure que rien au-delà et authentiquer le silence » (oc 387). » S. PILLET, « La fiction comme supercherie divine : l’effet de fiction dans la poésie de Stéphane Mallarmé », Fabula.org, http://www.fabula.org/effet/interventions/12.php (page visitée la 27/09/06).

10S. MALLARMÉ, lettre à Lefébure du 27 mai 1867, cité par P-H. FRANGNE, La négation à l’oeuvre, la philosophie symboliste de l’art (1860-1905), Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2005, p. 253.

11Au contraire de ce qu’affirme Deleuze et Guattari suite à l’expérience d’Artaud dans L’anti-Oedipe ou Mille Plateaux http://fr.wikipedia.org/wiki/Corps-sans-organe (page visitée la 28/09/06)

12G. BERKELEY, Trois dialogues entre Hylas et Philonous, GF Flammarion, Paris 1998.

13« Esse est percipi aut percipere », exister c’est être perçu ou percevoir. G. BERKELEY, Notes philosophiques, cité par P. HAMOU, Le vocabulaire de Berkeley, Ellipses, Paris, 2000, p. 26.

14Erri De Luca, Un nuage comme tapis, Rivages, 1996.

15 J. ZUGAZAGOITIA, « Archéologie d’une passion », L’oeuvre d’art totale, sous la direction de Jean Galard et Julian Zugazagoitia, Gallimard, Musée du Louvre, 2003, p. 73.

16[…] à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple. Il n’est pas l’Un qui devient deux, ni même qui deviendrait directement trois, quatre ou cinq, etc. Il n’est pas un multiple qui dérive de l’Un, ni auquel l’Un s’ajouterait (n + 1). Il n’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités linéaires à n dimensions, sans sujet ni objet, étalables sur un plan de consistance, et dont l’Un est toujours soustrait (n – 1). Une telle multiplicité ne varie pas ses dimensions sans changer de nature en elle-même et se métamorphoser. À l’opposé d’une structure qui se définit par un ensemble de points et de positions, de rapports binaires entre ces points et de relations biunivoques entre ces positions, le rhizome n’est fait que de lignes : lignes de segmentarité, de stratification, comme dimensions, mais aussi ligne de fuite ou de déterritorialisation comme dimension maximale d’après laquelle, en la suivant, la multiplicité se métamorphose en changeant de nature. On ne confondra pas de telles lignes, ou linéaments, avec les lignées de type arborescent, qui sont seulement des liaisons localisables entre points et positions. À l’opposé de l’arbre, le rhizome n’est pas objet de reproduction : ni reproduction externe comme l’arbre-image, ni reproduction interne comme la structure-arbre. Le rhizome est une antigénéalogie. C’est une mémoire courte, ou une antimémoire. Le rhizome procède par variation, expansion, conquête, capture, piqûre. À l’opposé du graphisme, du dessin ou de la photo, le rhizome se rapporte à une carte qui doit être produite, construite, toujours démontable, connectable, renversable, modifiable, à entrées et sorties multiples, avec ses lignes de fuite. Ce sont les calques qu’il faut reporter sur les cartes et non l’inverse. Contre les systèmes centrés (même polycentrés), à communication hiérarchique et liaisons préétablies, le rhizome est un système acentré, non hiérarchique et non signifiant, sans Général, sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d’états. Ce qui est en question dans le rhizome, c’est un rapport avec la sexualité, mais aussi avec l’animal, avec le végétal, avec le monde, avec la politique, avec le livre, avec les choses de la nature et de l’artifice, tout différent du rapport arborescent : toutes sortes de « devenirs ». G. DELEUZE et F. GUATTARI, Mille Plateaux, Éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 30 et 31. Extrait mis en ligne sur le site de l’association boson2x http://www.boson2x.org/spip.php?article162 (page visitée le 30/10/08).

17Le « plan d’immanence », concept Deleuzien, désigne la coupe réalisé dans le chaos pour définir un sens délié du champ transcendantal. Il est l’ordonnancement logique de ce qui n’est pas forcément déterminé par la raison mais signifie une orientation pratique de la pensée elle-même. « Ce plan, qui ne connaît que les longitudes et les latitudes, les vitesses et les hecceités, nous l’appelons plan de consistance ou de composition (par opposition au plan d’organisation et de développement). C’est nécessairement un plan d’immanence et d’univocité. » op. cit p. 326.

18En cela, nous contredisons clairement le seul plan d’immanence qui, chez Deleuze et Guatari, serait purement satisfaisant. Notre vision du réseau se situe au croisement de l’immanence et de la transcendance. Nous n’avons pas l’espace ici de préciser d’avantage ce que nous entendons par « transcendance », mais peut-être est-il perceptible dans ce texte que notre approche est redevable à celles apophatiques.

19Léo STRAUSS, Droit naturel et histoire, Champs Flammarion, 1999.

20Ready-made. Lire à ce sujet : Résonances du ready-made. Duchamp entre avant-garde et tradition, Thierry de Duve, Éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1989.

21M. HEIDEGGER, La question de la technique, in Essais et conférences, Gallimard, Tel, 1958, p.43 et 44.

22P. LEGENDRE, De la Société comme Texte, linéaments d’une anthropologie dogmatique, Fayard, 2001

23« En quoi l’essence de la technique a-t-elle affaire avec le dévoilement? Réponse: en tout. Car tout « produire » se fonde dans le dévoilement. […] Dans son domaine rentrent les fins et les moyens, et aussi l’instrumentalité. […] Ainsi la technique n’est pas seulement un moyen : elle est un mode de dévoilement. Si nous la considérons ainsi, alors s ‘ouvre à nous, pour l’essence de la technique, un domaine tout à fait différent. C’est le domaine du dévoilement, c’est-à-dire de la véri-té (Wahr-heit). » M. HEIDEGGER, « La question de la technique », Essais et conférences, traduction A. Préau, Gallimard, Tel, 1958, p. 17-18.

24P. LEGENDRE, Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, Fayard, 2001p. 89 et 90.

25« Le plan d’immanence est comme une coupe du chaos, et agit comme un crible. » G. DELEUZE et F. GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie, Minuit, 1991, p. 44.

26« La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. » A. RIMBAUD, Une saison en enfer, in Oeuvres complètes, Correspondance, Robert Laffont, Bouquin, 2004, p. 148.

27« L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». R. FILLIOU cité par Sylvie JOUVAL, « Robert Filliou : « Exposition pour le 3e oeil » », Robert Filliou, génie sans talent, catalogue de l’exposition, Musée d’art moderne Lille Métropole 6 décembre 2003 au 28 mars 2004,Éditions Hatje Cantz 2003, p. 8.

28HEGEL, La raison dans l’Histoire, Plon, 10/18, 1965.

29G. DELEUZE et F. GUATTARI, Mille Plateaux, p. 36, cité par P. MENGUE, Deleuze et la question de la démocratie, L’Harmattan, 2003, p. 47.

30P. LEGENDRE, De la Société comme Texte, linéaments d’une anthropologie dogmatique, Fayard, 2001, p.181.

31Se réclamer du rhizome est un lieu commun des pratiques activistes. Voir A. GATTOLIN et T. LEFEBVRE, « Stopub : analyse provisoire d’un rhizome activiste », Multitudes n° 16, Printemps 2004, http://multitudes.samizdat.net/Stopub-analyse-provisoire-d-un.html et F. BERARDI « Techno-Nomadisme et pensée Rhizomatique », Multitudes n° 5, Mai 2001, http://multitudes.samizdat.net/Techno-nomadisme-et-pensee.html (pages visitées le 26/09/06)

32P. LEVY, « Essai sur la cyberculture : l’universel sans totalité. Le deuxième déluge, l’articulation d’une multitude de points de vue sans point de vue de Dieu », Rapport au conseil de l’Europe, version provisoire. http://hypermedia.univ-paris8.fr/pierre/cyberculture/cyberculture.html (page visitée le 16/06/06)

33K. MARX, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, http://classiques.chez-alice.fr/marx/brumaire.pdf (pdf téléchargé le 02/05/08).

34« Aujourd’hui, Internet ressemble à l’état de nature, plus proche de Hobbes que de Rousseau, où le comportement humain s’épanouit sans règles sociales ni lois. » Andrew KEEN, interview Libération, le 22 août 2007 à l’occasion de la sortie de son livre The Cult of the Amateur : How today’s Internet is killing our culture , Currency, 2007. http://www.ecrans.fr/Je-suis-contre-cette-culture-de-l,1963.html (page visitée le 30/10/08).

35P. LEGENDRE, ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, Fayard, 2001, p.98.

36M. HENRY, L’essence de la manifestation, PUF, Paris, 1963, p. 281, 282.

37« Négation de la négation qui, loin d’effacer ce qu’elle nie le sauve en le convertissant à l’ensemble positif où les relations sont nouées par un troisième, selon le schéma de la raison spéculative. Hegel a raison : seul est réel, gardé de l’effacement et du non-sens, ce qui est rationnel. Et la dialectique est bien le jeu du négatif qui se renie et que surmonte la rationalité positive logique de l’esprit libre. » C. BRUAIRE, La dialectique, PUF, Que sais-je ?, Paris 1985, p. 88.

38« L’hypertrophie de l’histoire dans la culture allemande – mais c’est de la modernité tout entière qu’il s’agit, à notre point de vue – entraîne un historicisme qui conduit tout droit à ce que plus tard Nietzsche diagnostiquera comme le nihilisme. » P. MENGUE, La Philosophie au piège de l’Histoire, Éditions de la Différence, 2004, p. 76.

39Le lecteur reconnaîtra sans peine une critique du matérialisme dialectique que nous n’avons pas l’intention ici de développer. Juste signaler que la dialectique que nous entendons poursuivre en suite du matérialisme historique est nourrie, il faut bien le reconnaître, de cette pensée, mais s’en détache pour reconsidérer le réel, notamment avec l’immatériel en ses techniques et la reconnaissance de ce qui peut être appelé l’Esprit Imprenable, Invivable et Inconnaissable. L’Esprit Un des esprits divisés en leur « un-dividualité » même. Nous sommes ici dans une recherche inaboutie et certainement autant mal définie qu’elle est infinie. Elle déboucherait certainement sur cette ouverture dont Bergson a pu distinguer la nature : « En allant de la solidarité sociale à la fraternité humaine, nous rompons donc avec une certaine nature, mais non pas avec toute nature. On pourrait dire, en détournant de leur sens les expressions spinoziste, que c’est pour revenir à la Nature naturante que nous nous détachons de la Nature naturée. » BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, Quadrige, 1988, p. 56.

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